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Bonsoir à tous. La séance est ouverte.
Bienvenue à la troisième réunion du Comité mixte spécial sur la déclaration de situation de crise qui a été constitué conformément à l'ordre adopté par la Chambre le 2 mars 2022, et par le Sénat le 3 mars 2022.
Conformément à l'ordre adopté par la Chambre le 25 novembre 2021, la séance d'aujourd'hui se déroule dans un format hybride.
Je rappelle à toutes les personnes présentes dans la salle qu'elles doivent suivre les recommandations des autorités sanitaires ainsi que les directives du Bureau de régie interne.
Si des problèmes techniques surviennent, veuillez m'en aviser immédiatement. Nous devrons peut-être alors interrompre nos travaux quelques minutes, le temps de s'assurer que tous les membres du Comité peuvent participer pleinement à la réunion.
Je précise par ailleurs à nos témoins qu'ils ont accès à des services d'interprétation à partir de l'icône représentant un globe terrestre au bas de leur écran ou au moyen des écouteurs fournis dans la salle.
Avant de céder la parole à nos invités pour leurs observations préliminaires, je tiens à leur rappeler que chaque membre du Comité a droit à une période de temps bien définie pour leur poser des questions. Il peut arriver que l'un d'eux vous interrompe pour passer à sa question suivante. Sachez qu'ils le font uniquement dans le but de conserver suffisamment de temps pour obtenir d'autres détails nécessaires pour faire progresser notre étude. Si vous n'avez pas assez de temps pour donner une réponse complète à une question, n'hésitez pas à transmettre un complément d'information par écrit à notre comité.
Je rappelle gentiment à mes collègues du Comité qu'ils doivent poser leurs questions par l'entremise de la présidence en évitant d'engager toute discussion directement avec les témoins.
Sur ce, j'aimerais souhaiter la bienvenue aux premiers témoins que nous recevons ce soir.
Nous accueillons M. Philippe Hallée, légiste et conseiller parlementaire du Sénat, et M. Philippe Dufresne, légiste et conseiller parlementaire de la Chambre des communes.
Vous avez cinq minutes chacun pour nous présenter vos remarques liminaires.
Monsieur Hallée, à vous la parole.
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Merci, monsieur le président.
[Français]
Honorables sénateurs, honorable sénatrice, mesdames et messieurs les députés, je suis heureux d'être ici ce soir pour appuyer les travaux du Comité mixte spécial sur la déclaration de situation de crise, dans le sillage de la motion adoptée le 24 mars dernier. J'espère pouvoir répondre à vos questions concernant le mandat du Comité et la portée de ses travaux.
Comme vous le savez, le 14 février dernier, la gouverneure en conseil a déclaré qu'il existait, à l'échelle du Canada, un état d'urgence justifiant des mesures extraordinaires à titre temporaire. Cette déclaration a ensuite été abrogée neuf jours plus tard, soit le 23 février.
À l'instar d'autres lois fédérales, la Loi sur les mesures d'urgence prévoit pour le Parlement un rôle explicite dans son application. Ce rôle est décrit dans la partie VI de la Loi, intitulée « Suivi parlementaire ». Le paragraphe 62(1), en particulier, qui se trouve sous l'intertitre « Comité d'examen parlementaire », prévoit que « l'exercice des attributions découlant d'une déclaration de situation de crise est examiné par un comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat désigné ou constitué à cette fin ». La motion établissant votre comité, qui a été adoptée à la Chambre des communes le 2 mars et au Sénat le 3 mars dernier, reprenait essentiellement le libellé de la Loi: votre comité a été établi « pour examiner l'exercice des attributions découlant de la déclaration de situation de crise », laquelle déclaration a été abrogée depuis.
L'article 62 contient plusieurs détails sur le rôle du Comité. Cependant, comme la motion qui a établi votre comité a été adoptée après l'abrogation de la déclaration de situation de crise, certains éléments prévus à cet article ne sont plus pertinents dans le cadre de vos travaux. Par exemple, aucun décret ni aucun règlement ne vous seront envoyés à des fins d'abrogation ou de modification. Votre comité se concentrera donc sur l'examen de l'exercice des attributions du gouvernement durant la situation de crise.
Comme certains membres de ce comité l'ont déjà signalé, le libellé de la Loi est assez large. La question consiste donc à déterminer quelle en est concrètement la portée. Ni la motion établissant le Comité ni la Loi ne donnent plus de précisions sur ce que l'on entend par « examen ». Elles ne contiennent pas non plus de directives ou de limites quant au genre de renseignements que le Comité doit examiner ou ne doit pas examiner ou au genre d'enquêtes qu'il peut faire ou ne peut pas faire dans son examen.
[Traduction]
S'il s'agissait simplement d'interpréter la Loi, je dirais que le rôle du Comité consiste à déterminer de quelle manière les pouvoirs, les attributions et les fonctions assignés pendant la situation d'urgence ont été exercés. Les pouvoirs conférés au Comité par le paragraphe 62(5) pour lui permettre d'abroger ou de modifier un décret ou un règlement semblent aller dans le sens d'un mandat mettant l'accent sur la façon dont les pouvoirs, les attributions et les fonctions assignés pendant une situation d'urgence ont été exercés. Un tel examen viserait également à déterminer si l'on s'est conformé à la Charte des droits et libertés et aux instruments internationaux portant sur les droits de la personne, tel que mentionné dans le préambule de la Loi.
Je noterais par ailleurs les différences de libellé entre les articles 62 et 63. Le premier décrit le travail de ce comité, alors que le second traite de l'enquête que l'organe exécutif est tenu de faire réaliser relativement aux circonstances qui ont donné lieu à la déclaration. L'article 63 exige explicitement qu'une enquête soit tenue pour examiner les circonstances en question. En revanche, il n'est aucunement question de ces circonstances à l'article 62.
Comme je l'ai déjà indiqué, le mandat du Comité ne se limite toutefois pas à une simple interprétation de la Loi. Il convient toujours de garder à l'esprit le rôle du privilège parlementaire lorsqu'on considère les comités et leur travail. Comme vous le savez très bien, le privilège parlementaire est l'un des principes fondamentaux du droit constitutionnel canadien. Il représente la somme des droits que la Chambre des communes, le Sénat et leurs membres détiennent et sans lesquels ils ne pourraient pas s'acquitter de leurs fonctions. Parmi ces droits, il y a celui de chaque chambre du Parlement de régir ses affaires internes sans ingérence extérieure. Ce droit s'étend aux comités, y compris les comités mixtes comme celui‑ci.
Votre comité est donc maître de sa destinée, sous réserve de toute directive de la Chambre ou du Sénat. Il peut ainsi déterminer quelles informations peuvent être pertinentes ou nécessaires à la tâche qui lui a été confiée, et établir si un thème d'étude sort ou non du cadre de son mandat. Autrement dit, le Comité est habilité à déterminer, de son propre chef, si un thème d'étude ou un élément d'information quelconque est pertinent et nécessaire à son travail.
Je vous remercie du temps que vous m'accordez. Je serai ravi de répondre à vos questions.
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Merci, monsieur le président.
Membres du Comité, je vous remercie de m'avoir invité à comparaître aujourd'hui. Je suis heureux d'être ici, en compagnie de mon collègue le légiste et conseiller parlementaire du Sénat, pour discuter de la portée du mandat du Comité et pour répondre à toutes les questions que le Comité pourrait avoir.
À titre de légiste et conseiller parlementaire de la Chambre des communes, je suis le conseiller juridique principal de la Chambre. Mon bureau fournit une gamme complète de services juridiques et législatifs au Président, au Bureau de régie interne, à la Chambre et à ses comités, aux députés ainsi qu'à l'Administration de la Chambre.
Le personnel de mon bureau et moi, en tant qu'avocats au service de la Chambre, de ses comités et des députés, servons les intérêts de l'organe législatif du gouvernement. Nous offrons à la Chambre des services juridiques et législatifs semblables à ceux que le ministère de la Justice offre au gouvernement.
J'espère que mes observations et mes réponses aideront le Comité dans le cadre de son importante étude.
[Traduction]
La Loi sur les mesures d'urgence habilite le gouverneur en conseil à prendre à titre temporaire des mesures extraordinaires pouvant être injustifiables en temps normal pour assurer la sécurité des individus et garantir la souveraineté, la sécurité et l'intégrité territoriale du pays en situation de crise nationale. La Loi précise clairement que la prise de telles mesures par le gouverneur en conseil est assujettie à un suivi parlementaire ainsi qu'à la Charte canadienne des droits et libertés et à la Déclaration canadienne des droits.
En ce qui concerne le suivi parlementaire, la Loi sur les mesures d'urgence prévoit que les deux chambres jouent un rôle important dans l'examen des mesures prises par le gouvernement en vertu de la Loi. Peu de temps après qu'une déclaration de situation de crise a été faite, les deux chambres du Parlement sont appelées à la confirmer. Toute prorogation d'une déclaration de situation de crise doit également être confirmée par les deux chambres. La déclaration peut toujours être abrogée par une des chambres. Les décrets et règlements publiés ayant été pris en application de la Loi sur les mesures d'urgence peuvent également être abrogés ou modifiés avec l'accord des deux chambres.
[Français]
Fait important à souligner, la Loi prévoit la création, par les deux Chambres, de ce comité, soit un comité d'examen parlementaire chargé d'examiner « l'exercice des attributions découlant d'une déclaration de situation de crise ». La Loi exige que le Comité dépose certains rapports devant les deux Chambres. De plus, elle autorise le Comité à abroger ou à modifier tout décret ou règlement non publié, et ce, dans les 30 jours suivant son renvoi.
Bien que la Loi énonce certaines caractéristiques du Comité et du processus suivi dans les deux Chambres relativement à la confirmation, à la prorogation ou à l'abrogation d'une déclaration de situation de crise, il appartient au Parlement, et non aux tribunaux, d'interpréter et d'appliquer les dispositions pertinentes, car ces questions de procédure parlementaire relèvent du privilège parlementaire. La décision rendue le 17 février dernier par le Président de la Chambre des communes, qui portait sur le sens de l'expression « débat ininterrompu » figurant au paragraphe 58(6) de la Loi, en fait foi.
[Traduction]
Je crois comprendre que des questions ont été soulevées en ce qui concerne le mandat du Comité, notamment en comparaison de celui lié à l'enquête que le gouverneur en conseil est tenu de faire faire « sur les circonstances qui ont donné lieu à la déclaration et les mesures prises pour faire face à la crise », selon le paragraphe 63(1) de la Loi.
La Loi exige que l'enquête soit initiée dans les 60 jours suivant l'abrogation de la déclaration de situation de crise, et que le rapport de l'enquête soit déposé devant chaque chambre du Parlement dans un délai de 360 jours suivant l'abrogation de la déclaration de situation de crise. Puisque l'enquête lancée par le gouverneur en conseil relève de l'organe exécutif, le Comité pourrait vouloir solliciter l'avis des avocats du ministère de la Justice sur l'interprétation de son mandat. Selon moi, le mandat porte à la fois sur la déclaration et sur les mesures prises pour y donner suite.
En ce qui concerne votre comité, son mandat, qui découle des ordres de renvoi des deux chambres du Parlement et de la Loi sur les mesures d'urgence, consiste à « examiner l'exercice des attributions en application de la déclaration de situation de crise qui a été en vigueur du lundi 14 février 2022 au mercredi 23 février 2022 ».
[Français]
L'ordre de la Chambre prévoit, au sous-alinéa m)(ii), que le Comité peut « faire rapport de temps à autre [aux deux Chambres], y compris conformément [...] au paragraphe 62(6) de la loi », qui prévoit le dépôt d'un rapport « au moins tous les soixante jours pendant la durée de la validité [de la] déclaration » et « dans les sept jours de séance qui suivent » l'abrogation de la déclaration, ce qui a été fait le mardi 22 mars 2022.
Il est clair, selon moi, que le Comité a le pouvoir d'examiner l'exercice des attributions découlant de la déclaration, ce qui comprend la prise du Règlement sur les mesures d'urgences et du Décret sur les mesures économiques d'urgence par le gouverneur en conseil, ainsi que l'exercice des attributions conférées par ces textes.
[Traduction]
Le mandat du Comité ne vise pas explicitement l'examen des « circonstances qui ont donné lieu à la déclaration », mais le Comité devra déterminer dans quelle mesure, s'il y a lieu, il serait pertinent et nécessaire de prendre en considération ces circonstances dans le cadre de son examen sur l'exercice des attributions ayant découlé de la déclaration.
Le Comité pourra se pencher sur certaines questions de manière plus spécifique, mais d'autres questions appelleront éventuellement un examen dans un contexte plus vaste. Je pense que le Comité devra d'abord et avant tout déterminer si les renseignements lui sont nécessaires dans l'exécution de son mandat conformément à l'ordre des chambres et à la Loi.
[Français]
Sur ce, je répondrai avec plaisir à vos questions.
:
Merci beaucoup, monsieur le président. Je vous remercie de m'avoir invité à parler au Comité.
Je tiens à souligner d'emblée que je ne témoigne pas aujourd'hui en tant que président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Canada, mais en tant que simple citoyen et ancien ministre responsable de la création de la Loi sur les mesures d'urgence. Toutes les opinions que j'exprimerai ne sont que les miennes.
J'espère pouvoir aider le Comité en expliquant ce qui nous a motivés à remplacer l'ancienne Loi sur les mesures de guerre par une loi moderne sur les mesures d'urgence, en décrivant les principes qui nous ont guidés et en vous proposant quelques questions à examiner. Je n'émettrai pas d'opinion sur la question de savoir si le recours à la Loi sur les mesures d'urgence était justifié. Je n'ai pas vu suffisamment d'éléments de faits pour arriver à une conclusion.
Je souligne que la semaine dernière, le commissaire de la Police provinciale de l'Ontario a déclaré que le bureau des renseignements de la province considérait les blocages comme une menace pour la sécurité nationale une semaine avant qu'Ottawa n'invoque la Loi. J'espère que vous insisterez pour voir cette analyse, et que vous évaluerez la qualité des renseignements sur lesquels elle a été fondée.
En fait, le Comité devrait insister pour obtenir tous les renseignements qui aideraient les Canadiens à comprendre les raisons pour lesquelles la Loi a été invoquée, et les vérifier en fonction des faits de la situation et du seuil délibérément élevé qui est requis.
Permettez-moi de faire un bref historique.
En 1988, le Parlement a voté à l'unanimité pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre par une loi conçue pour aider le gouvernement à réagir rapidement et efficacement à tout un éventail de situations d'urgence ne se limitant pas à une guerre ou à une insurrection, tout en protégeant les droits fondamentaux des Canadiens.
La Loi sur les mesures de guerre a été adoptée pendant la Première Guerre mondiale, dans le feu de l'action, lorsque la protection des libertés civiles n'était pas une priorité. Elle a été utilisée au cours des deux guerres mondiales, en partie en raison des apparences de menaces venant d'étrangers ennemis. Le gouvernement s'en est servi pour arrêter, incarcérer et déporter des milliers de Canadiens d'origine ukrainienne, japonaise, italienne et allemande et saisir leurs biens.
La troisième fois où cette loi a été invoquée, la seule fois en temps de paix, c'est pendant la crise d'Octobre, en 1970, lorsque le FLQ a enlevé le délégué commercial britannique à Montréal et le vice-premier ministre du Québec, Pierre Laporte.
La Loi sur les mesures de guerre permettait de suspendre les libertés civiles dans tout le pays. Elle a fait, rétroactivement, de l'appartenance au FLQ un crime, et exigeait des gens qui avaient déjà assisté à l'une des réunions du FLQ de prouver qu'ils n'en étaient pas membres. Les arrestations sans inculpation ni accès à un avocat, la détention jusqu'à 21 jours, ainsi que les fouilles de biens sans mandat étaient autorisées. Elle était en dehors du cadre de la Déclaration canadienne des droits, et la Charte des droits et libertés n'existait pas.
Nous avions besoin d'un outil souple pour faire face rapidement et efficacement à toutes les situations d'urgence possibles, et pour protéger les droits des citoyens des provinces et du Parlement. Bien que personne ne pouvait prédire les circonstances exactes, le Canada serait inévitablement confronté à des crises dans l'avenir, au cours desquelles il nous faudrait protéger la vie et la sécurité des Canadiens, voire même l'existence du pays.
Toutefois, tout pouvoir serait strictement limité et surveillé par les tribunaux et le Parlement. La déclaration d'une situation d'urgence n'absout pas le Parlement de ses responsabilités. Au contraire, elle rend le rôle du Parlement encore plus important.
Même la loi sur les mesures d'urgence la plus soigneusement rédigée est un instrument grossier. Elle doit l'être, car elle doit couvrir un large éventail de situations qui ne peuvent être gérées efficacement d'aucune autre manière. Même si l'on constate que le recours à la Loi était justifié, on doit s'efforcer de le rendre inutile si nous sommes à nouveau confrontés à des circonstances similaires.
Maintenant qu'elle a été utilisée, il devient plus facile d'y avoir recours. On ne doit pas définir à la baisse le seuil à partir duquel des pouvoirs extraordinaires sont utilisés pour restreindre les libertés civiles. On voudra examiner minutieusement les arguments en faveur de l'invocation pour demander si le décret aurait dû être abrogé plus tôt et examiner les avantages cités comme en découlant.
Il est clair que le recours à la Loi a facilité l'application de la loi. Cependant, la question est de savoir si le seuil délibérément élevé qui a été établi a été atteint, et non si les pouvoirs donnés étaient utiles.
Permettez-moi de parler de ce seuil un instant. La Loi sur les mesures de guerre était applicable à des situations de guerre, d'invasion ou d'insurrection, réelles ou appréhendées. Plus important encore, l'invocation de la Loi sur les mesures de guerre était considérée comme une preuve concluante de l'existence d'une situation d'urgence. Elle ne pouvait être contestée devant les tribunaux. En revanche, l'article 3 de la Loi sur les mesures d'urgence définit une situation de crise nationale comme suit:
[...] une situation de crise nationale résulte d'un concours de circonstances critiques à caractère d'urgence et de nature temporaire [...] et qui, selon le cas
a) met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens et échappe à la capacité ou aux pouvoirs d'intervention des provinces;
b) menace gravement la capacité du gouvernement du Canada de garantir la souveraineté, la sécurité et l'intégrité territoriale du pays.
La partie II de la Loi prescrit un critère supplémentaire pour déclarer l'état d'urgence, qu'elle définit comme une « situation de crise causée par des menaces envers la sécurité du Canada d'une gravité telle qu'elle constitue une situation de crise nationale ». Il est précisé que « menaces envers la sécurité du Canada s'entend au sens de l'article 2 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité ».
Nous avons utilisé la définition de la Loi sur le SCRS en raison du soin qui a été apporté à sa rédaction. Je n'ai pas le temps de vous lire cette définition ce soir, mais je vous invite à le faire. C'est très important.
Deux critères très stricts doivent être respectés pour pouvoir déclarer l'état d'urgence. Le premier consiste à établir l'existence d'une urgence grave ne pouvant être gérée efficacement en vertu d'aucune autre loi du Canada. Le second est qu'elle doit répondre à la définition de menaces à la sécurité du Canada établie pour protéger les droits des Canadiens, laquelle exclut explicitement « les activités licites de défense d'une cause, de protestation ou de manifestation d'un désaccord ».
Le Comité n'a pas besoin de perdre de temps à prouver que les blocages à la frontière et l'occupation du centre-ville d'Ottawa constituaient des actes illégaux portant atteinte aux droits de milliers de citoyens et qu'ils ont coûté des dizaines de millions de dollars. Les autorités avaient la responsabilité de rétablir l'état de droit et de prévenir d'autres dommages. Il serait difficile de prétendre le contraire en toute crédibilité.
Les autorités ont cité plusieurs façons dont la Loi les a aidées. Par exemple, contrairement aux lois d'autres provinces sur l'état d'urgence, celle de l'Ontario ne permet pas d'obliger les entreprises de remorquage à assurer un service. De plus, cette loi a facilité le bouclage du centre-ville d'Ottawa et a considérablement réduit le temps nécessaire pour autoriser les services policiers d'autres provinces à intervenir en renfort. Bien entendu, le gouvernement s'en est servi aussi pour geler les comptes bancaires de personnes qui ont participé aux blocus d'Ottawa ou qui les ont financés.
La Loi a clairement facilité le travail des autorités. La question, cependant, n'est pas de savoir si elle a aidé la police, mais si les pouvoirs dont les autorités disposaient déjà auraient pu suffire pour dénouer la crise. L'enjeu est la nécessité et non l'efficacité.
Il a également été dit que si les forces de l'ordre disposaient de nombreux pouvoirs selon les lois en vigueur pour mettre fin aux blocages, elles ont choisi de ne pas les utiliser. L'invocation de la Loi envoyait le message sans équivoque que nos dirigeants politiques attendaient de la police qu'elle fasse son travail, mais cela fait‑il de l'invocation de la Loi un acte essentiellement politique, plutôt que destiné à donner aux forces de l'ordre des pouvoirs essentiels dont elles ne disposaient pas jusque là? Cela répondait‑il aux critères pour invoquer la Loi?
J'ai trois autres brèves observations à formuler. Premièrement, j'espère que vous proposerez des moyens de faire en sorte qu'il ne soit pas nécessaire d'invoquer cette loi dans des circonstances similaires à l'avenir. Par exemple, si l'Ontario a besoin de pouvoirs supplémentaires pour ordonner à des entreprises de fournir des services en cas de crise ou s'il faut faciliter l'intervention d'autres corps policiers lorsque les autorités compétentes ont besoin de renforts, c'est en ce sens qu'il faut modifier les lois.
De même, l'utilisation la plus nouvelle de la Loi a été de geler les comptes bancaires de personnes associées aux blocus. Le Parlement doit examiner la raison d'être d'un tel pouvoir et les façons dont le gouvernement pourrait l'utiliser. L'ingérence étrangère dans notre vie politique et les outils de lutte contre le financement d'activités illégales soulèvent des questions sérieuses, mais nous devons en analyser soigneusement les incidences. Tout nouveau pouvoir de cet ordre devrait être conféré en période de calme et non au moyen d'un règlement élaboré en temps de crise.
Deuxièmement, il y a cette question évidente: en supposant qu'il était légal d'invoquer cette loi, cela nous a‑t‑il permis d'atteindre le double objectif de permettre aux autorités de réagir rapidement et efficacement en cas de crise tout en limitant l'impact sur les libertés civiles?
Ma réponse est oui. Nous avons entendu beaucoup de discours enflammés sur la façon dont les autorités ont utilisé la Loi, mais demandons-nous comment ces blocages auraient été abordés dans d'autres capitales démocratiques, comme Washington ou Paris. Nous voyons tous comment le droit de manifester de manière ordonnée est brutalement réprimé à Moscou. Ces comparaisons internationales constituent un point de référence pour juger de la façon dont le Canada traite les libertés civiles.
J'ai un dernier commentaire à faire. Les responsabilités parlementaires ne se limitent pas à juger s'il était approprié d'invoquer cette loi dans ce cas et si les mesures prises étaient justifiées. Nos dirigeants, quelle que soit leur appartenance politique, doivent se demander comment nous en sommes arrivés là. La police a été appelée à réagir à un dysfonctionnement de notre système politique. On peut bien critiquer la façon dont les policiers ont fait leur travail, mais ils n'auraient jamais dû avoir besoin d'intervenir pour combler la brèche, en premier lieu. Si nous voulons éviter des situations d'urgence beaucoup plus graves à l'avenir, nous devons rétablir le civisme dans l'arène politique, de manière à pouvoir à nouveau être fortement en désaccord sur divers enjeux sans nous considérer comme des ennemis.
Je vous remercie une fois de plus de m'avoir invité à participer à votre étude. Je serai heureux de répondre à vos questions et à vos commentaires.
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Plus tôt ce soir, vous avez dit que vous n'aviez pas prévu, lorsque vous avez réfléchi au travail du comité d'examen mentionné à l'article 62, que le comité se réunirait pour la première fois seulement après la révocation du recours à la Loi sur les mesures d'urgence. Je peux voir cette logique dans la loi, particulièrement dans la façon dont les articles 61, 62 et 63 sont rédigés.
À l'article 61, vous prévoyiez qu'un vote aurait lieu très rapidement à la Chambre des communes et que le débat ne pouvait être interrompu, entre autres choses. Je ne relirai pas la décision du Président à ce sujet, mais je suis surpris que la Chambre des communes n'ait pu voter qu'une semaine après l'invocation de la Loi et que, par conséquent, ce comité n'ait pas pu être établi aussi vite que votre loi le prévoyait, je crois.
Dans ce contexte, le mandat de ce comité, qui était très circonscrit et limité à la façon dont ces mesures ont été mises en œuvre, est et demeure un guide très utile.
Cependant, vous avez également laissé entendre que nous devrions aller au‑delà de ces contraintes et ne pas nous limiter à ce qui s'est passé à partir de la date à laquelle la Loi a été invoquée, pour examiner les conditions préalables également. Je serais prêt à l'accepter, tant que notre point de départ reste le mandat de l'examen parlementaire, comme vous l'avez si bien défini au paragraphe 62(1), pour ne pas empiéter sur l'article 63 et l'enquête qui suivra.
Je me demande si vous pouvez nous faire part de vos réflexions sur l'interaction entre les articles 62 et 63, parce que je pense que vous avez confondu dans certains de vos commentaires ce que nous pourrions attendre de l'un et de l'autre.
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Sénateur, est‑il possible qu'il y ait un certain chevauchement entre les deux? Oui, c'est possible. Est‑ce que cela me dérange? Non, pas du tout. Votre comité pourrait‑il tirer des conclusions différentes de celles d'une enquête indépendante? Oui. Cela ne me dérange pas non plus. Je pense que c'est sain en démocratie.
Je pense que l'important, c'est que vous teniez compte, dans la définition de votre mandat, du fait que nous avons délibérément précisé qu'il fallait que le Parlement se penche immédiatement sur la déclaration de l'état d'urgence. Il s'agissait de nous assurer de la vigilance du Parlement, et nous voulions qu'il agisse très vite.
Nous avons appris, cependant, de l'expérience de la Loi sur les mesures de guerre, que beaucoup d'informations sur la nature de la crise au Québec et la façon dont elle a été gérée par les autorités ont été révélées bien plus tard.
Vous avez accès aujourd'hui à des informations que le Parlement n'avait pas au moment où il a voté. Vous avez notamment accès à la déclaration du commissaire de la Police provinciale de l'Ontario selon laquelle le gouvernement provincial a conclu une semaine avant que la loi ne soit invoquée qu'il y avait une menace à la sécurité du Canada. Ce n'était pas de notoriété publique au moment où le Parlement a voté. Il convient que vous vous penchiez sur la question et sur les motifs sur lesquels se fondait cette conclusion.
Si vous trouvez ensuite que cela justifie les mesures prises par le gouvernement, c'est très bien. Si vous trouvez que le gouvernement a pris cette décision sur la base d'informations fallacieuses, alors il serait indiqué, à mon avis, que vous vous penchiez sur la question aussi. Il serait également judicieux que les tribunaux examinent la question et réalisent un examen ex post facto eux aussi.
La distinction que je ferais à propos de l'examen ex post facto, c'est qu'il a été conçu pour être... après que la poussière soit retombée. Vous pourriez prendre un peu de recul, pour avoir plus de perspective, puis examiner un très vaste éventail de questions, comme la structure des services policiers qui assurent le maintien de l'ordre à Ottawa, comme je l'ai déjà mentionné.
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Je vous remercie, monsieur le président.
Monsieur Beatty, je vous remercie d'être avec nous aujourd'hui et de votre témoignage utile au moment où le Comité travaille à définir la portée de cette étude très importante.
J'aimerais commencer par quelques enjeux de base pour me faire une idée et vous pourriez me donner votre avis à leur sujet.
Selon moi, il y a probablement une très bonne raison pour laquelle, au cours des 34 dernières années, la Loi sur les mesures d'urgence n'a pas été invoquée. Vous conviendrez avec moi, monsieur Beatty, que le Canada a connu sa part de crises, en raison des nombreux blocages de pipelines, d'éléments d'infrastructure ou de voies ferrées qui ont eu des répercussions importantes sur le gagne-pain des Canadiens d'un océan à l'autre.
Nous avons été témoins de toutes sortes d'insurrection. En fait, il n'y a pas si longtemps, nous avons eu la prise d'assaut de l'édifice du Centre et le meurtre du caporal Nathan Cirillo au monument commémoratif des anciens combattants. Un individu a pris d'assaut cet édifice pour tenter de s'en prendre aux parlementaires. Nous avons aussi la crise mondiale de la COVID.
Aucun gouvernement canadien, au cours de ces 34 années, n'a pris les mesures les plus draconiennes, comme vous l'avez indiqué — les plus graves — en invoquant la Loi sur les mesures d'urgence.
Avez-vous même envisagé, en tant que législateur et gouvernement en 1988, qu'une manifestation de camionneurs, à l'extérieur de l'édifice du Centre sur la rue Wellington, qui klaxonnent, expriment leur amour du Canada, brandissent des drapeaux, chantent et dansent, finirait par atteindre le niveau d'une crise nationale? A-t-on même envisagé qu'une telle action puisse donner lieu à cela?
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Étant donné qu'il nous reste encore un peu de temps, nous devrions être en mesure de revenir sur ce point.
Je vais prendre mon temps de parole maintenant, et je veux poursuivre dans le même esprit. Vous avez abordé certains points. Vous avez parlé du climat politique.
J'espère que nous pourrons donner aux Canadiens l'occasion de guérir après ce qui s'est passé pendant ce qui a été un long... Nous nous entendons tous pour dire que la situation a provoqué beaucoup de divisions et que le débat était parfois empreint de violence.
Nous avions un groupe de gens qui occupaient la capitale nationale et qui ont dit clairement, entre autres, vouloir renverser un gouvernement démocratiquement élu. Tout cela est public, et nous savons que c'est vrai. Nous avions aussi une situation à Coutts où on a trouvé des munitions en grande quantité — suffisamment, à mon avis, pour constituer une menace pour la sécurité nationale.
Toutefois, l'une des critiques que j'ai — même si j'ai appuyé cette mesure, monsieur Beatty, compte tenu des renseignements dont je disposais —, c'est que la déclaration comme telle, à mon avis, était trop centrée sur le blocage de la circulation des biens et des services.
Pourriez-vous nous dire si le Comité devrait tenir compte de toutes les circonstances prévues dans la loi sur le SCRS — l'alinéa 2d), en particulier, mais tous les éléments — lorsqu'il examine les raisons de l'invocation de la loi, ou s'il doit s'en tenir strictement à ce qui est écrit dans la déclaration?
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Je vous remercie de vos commentaires. Je vais ajouter mon nom à la liste pour pouvoir apporter mes remarques.
Je pense qu'on pourrait se heurter au même problème, en ce sens que si la portée des travaux n'est pas bien définie, cela va limiter les questions que nous pourrons poser aux ministres. Je pense que tout le monde veut se mettre au travail, bien sûr, et que personne n'essaie de ralentir les travaux, alors il serait logique de bien définir le cadre de référence. Cela aiderait beaucoup les coprésidents.
Je pense qu'il serait avantageux, en fait, d'utiliser ce temps de cette façon. J'apprécie tout le monde autour de la table, et si nous dédions une heure et demie à ces discussions — ou plus si nous disposons de plus de temps — et qu'il n'y a pas d'obstruction inutile ou quoi que ce soit de cette nature qui nous mène dans une impasse, nous pourrions utiliser ce temps judicieusement pour établir la portée de nos travaux. Nous pouvons en discuter.
Je pense que nous avons entendu des témoignages très convaincants aujourd'hui. Je ne suis pas assez naïf pour penser que nous n'allons pas tous repartir avec des opinions différentes sur ce que nous avons entendu. Cela dit, il serait sans doute sage de consacrer la séance de mardi aux travaux du Comité. Si nous terminons un peu tôt, avons nos listes de témoins et nous préparons, nous pourrions nous y mettre dans les semaines suivantes. Nous pourrions aussi envisager de modifier la fréquence de nos séances pour faire du rattrapage, compte tenu, entre autres, des semaines dans nos circonscriptions.
Nous passons au sénateur Harder, et ensuite nous reviendrons à M. Motz.