La sous-commission sur la gouvernance
démocratique de la Commission sur la dimension civile de la sécurité de
l’Assemblée parlementaire de l’OTAN a effectué du 24 au 27 mars 2008 une visite
à Ankara et à Istanbul, en Turquie. La délégation était composée de 15
parlementaires de 10 pays et était conduite par le président, M. Tchetin
Kazak (Bulgarie). Le Canada était représenté par le sénateur Percy Downe, M.
Leon Benoit, député, M. Art Hanger, député et M. John McKay, député.
PROCESSUS D’ADHÉSION DE LA TURQUIE À
L’UNION EUROPÉNNE
Le processus d’adhésion de la Turquie à
l’Union européenne a occupé une grande part des discussions de la délégation.
C’est en 1958 que la Turquie a manifesté pour la première fois son intérêt dans
des relations avec les pays de la communauté européenne à cette époque. Un
accord d’association a été signé quelques années plus tard, en 1963. La Turquie
a déposé officiellement sa candidature à l’adhésion en 1987, mais les
négociations à ce sujet n’ont commencé qu’en juin 2006. Six chapitres de
l’acquis communautaire – l’organe législatif de l’UE – ont fait l’objet de
négociations et l’un d’eux à été négocié immédiatement. Peu après, le refus de
la Turquie d’ouvrir ses ports et ses aéroports aux navires de Chypre, un
nouveau membre de l’UE a suscité une polémique. À la suite de quoi, l’UE a
décidé de bloquer les négociations concernant six chapitres connexes. Plus
récemment, le président français Sarkozy a déclaré publiquement que les
négociations sur les chapitres de l’acquis touchant directement des questions
d’adhésion devraient être reportées en attendant la mise sur pied d’un groupe
de sages qui examinerait la question à long terme des frontières définitives de
l’UE. Suite aux propositions du président Sarkozy, le Conseil de l’UE a décidé,
en décembre 2007, de nommer un groupe de sages pour examiner la question des
frontières de l’UE et a décidé d’une nouvelle initiative concernant la
Méditerranée en mars 2008.
Les parlementaires et les représentants
des gouvernements ont réaffirmé l’engagement indéfectible de la Turquie pour
entrer dans l’UE et ont souligné que la vocation européenne de la Turquie ne
fait aucun doute. La Turquie continuera donc le processus de réforme qui est,
selon les représentants, nécessaire pour ce pays quels que soient les progrès
des négociations avec l’UE.
Michael Vögele de la délégation de la
Commission de l’UE en Turquie a confirmé que, bien que les négociations sur les
six chapitres étaient bloquées, la coopération technique continuait dans
d’autres domaines conformément au cadre de travail négocié. La proposition du
président Sarkozy visant à bloquer les négociations d’autres chapitres n’a pas
encore été validée par le Conseil de l’UE et ne lie donc pas la Commission.
Cependant, M. Vögele a dit regretter le peu de progrès accomplis en 2007
en raison de la crise politique en Turquie, soit l’élection d’Abdullah Gül à la
présidence. Il espère que maintenant que la crise a été résolue, le travail
pourra reprendre sur les questions jugées problématiques par l’UE.
M. Vögele a aussi mentionné les
problèmes qui subsistent concernant la liberté de réunion et d’association, le
statut des minorités religieuses, les droits économiques et sociaux, les droits
des femmes et des enfants, la torture et les sévices, tout en reconnaissant que
des progrès ont été faits sur ces questions. En réponse à des questions posées
par des membres de la délégation, il a précisé que la reconnaissance du
soi-disant génocide arménien n’était pas un critère d’adhésion à l’UE. En plus,
l’UE comprenait les sensibilités soulevées par la question kurde et, bien
qu’elle suivait de près la situation, elle reconnaissait aussi que la solution
devait être une solution turque.
LE RÔLE RÉGIONAL DE LA TURQUIE
La délégation a également eu
connaissance des relations qu’entretient la Turquie avec ses voisins à l’est et
au sud. La fin de la guerre froide a offert de nouvelles opportunités pour la
Turquie dans la région. En conséquence, ce pays a dû réexaminer ses relations
avec la Russie et les pays situés au Caucase du Sud et en Asie centrale.
Les représentants du ministère des
Affaires étrangères ont souligné que la Turquie et la Russie ont une longue
histoire commune tumultueuse. Les relations se sont développées très rapidement
dans les années 90, surtout en raison du développement des relations
économiques et commerciales entre les deux pays. Suite à une série d’événements
historiques, notamment la première visite d’un président russe en Turquie en
2004, les deux pays ont établi un « meilleur partenariat multidimensionnel »
comprenant : 28 milliards de dollars américains en échanges bilatéraux en 2007;
plus de 6 milliards de dollars américains d’investissements turcs en Russie;
2,5 millions de touristes russes ont visité la Turquie en 2007; d’importants
liens énergétiques entre les deux pays – la Turquie est dépendante de la
Russie pour 60 p. 100 de ses approvisionnement en gaz et
29 p. 100 de ses approvisionnements en pétrole; des consultations
diplomatiques bilatérales annuelles sur un large éventail de sujets; un plan
d’action commun pour la coopération en Eurasie en 2001; et des participations à
des organisations de la région de la mer Noire – CEMN, BLACKSEAFOR / Black Sea
Harmony; et des échanges culturels.
La politique étrangère de la Turquie
dans le Caucase du Sud et l’Asie centrale vise l’établissement de pays stables
et démocratiques, la promotion du développement économique et des liens
énergétiques. En outre, la Turquie se méfie de tout changement territorial et a
joué le rôle d’une puissance qui préconise le statu quo. Dans le Caucase du
Sud, la Turquie a toujours défendu l’intégrité territoriale et la solution
pacifique des conflits au moyen de négociations. Les relations avec l’Arménie
demeurent toutefois tendues et les deux pays cherchent toujours une solution
qui les satisferait tous deux.
Après la fin de la guerre froide, la
Turquie a rêvé de renouer les liens historiques qu’elle entretenait avec les
pays turciques du Caucase du Sud et d’Asie centrale. Ce rêve ne s’est cependant
réalisé qu’en partie car les nouveaux États indépendants dans l’époque
postsoviétique se préoccupaient surtout de renforcer leur État et leur identité
nationale et se méfiaient donc des tentatives de leurs voisins prêts à se
comporter comme des « grands frères ». Les universitaires déclarent
qu’aujourd’hui l’influence de la Turquie en Azerbaïdjan et en Asie centrale est
surtout culturelle et économique avec une forte présence d’entrepreneurs turcs
dans la région. Un expert a souligné que pour renforcer son influence dans ces
pays, la Turquie doit dépasser son rêve et adopter une approche réaliste qui
tient compte de l’influence d’autres importants pays dans la région,
particulièrement la Russie, la Chine et les États-Unis.
Les représentants et les experts
indépendants ont souligné que la position géostratégique de la Turquie en tant
que pont entre l’Eurasie et le Moyen-Orient devrait être considérée comme un
atout important pour l’UE. La Turquie considère que ses relations avec l’Europe
d’une part et ses voisins à l’est et à l’ouest d’autre part sont
complémentaires et se renforcent mutuellement; plusieurs orateurs ont dit
clairement que la Turquie comprend que le renforcement de ses relations avec
ses voisins en fera un pays plus intéressant pour l’ l’UE et vice versa, soit que
l’amélioration des relations avec l’UE fera de la Turquie un pays plus
intéressant pour ses voisins.
POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DE LA TURQUIE
L’une des priorités de la
politique de l’énergie de la Turquie est la diversification de ses
approvisionnements et sources énergétiques. À cet égard, Hilmi Güler, le
ministre de l’énergie turc, a affirmé que la Turquie a pour ambition de devenir
une importante plaque tournante dans le domaine de l’énergie et a présenté des
plans de développement des corridors est-ouest et nord-sud existants. Les
autres priorités portent sur la diversification du panier d’énergies – en
mettant notamment plus l’accent sur les énergies renouvelables et nucléaire; la
libéralisation du marché de l’énergie; la recherche et le développement et le
renforcement de la sécurité des infrastructures énergétiques.
LE TEMPS EST-IL VENU DE RÉFORMER LE
MODÈLE SÉCULAIRE TURC?
La délégation est arrivée à un moment
difficile de la vie politique turque, alors que les partisans de l’AKP, le
parti au pouvoir, luttaient contre les partisans de la laïcité. Il y avait
aussi des tensions au sujet de l’élection d’Abdullah Gül à la présidence en
2007 et à laquelle s’opposaient en particulier les militaires qui mettaient en
garde contre l’islamisation de la Turquie; la controverse liée à une décision
de lever l’interdiction de porter le voile dans les universités; et une
pétition adressée à la Cour constitutionnelle visant à interdire l’AKP et les
activités politiques de ses principaux dirigeants.
Ali Bardakoglu, chef de la direction
des Affaires religieuses, a présenté d’autres éléments du modèle laïque turc.
Il a expliqué que la direction agit en tant que « pont
d’information » pour mieux faire comprendre les sources de l’islam à la
population. La direction supervise les 80 000 mosquées du pays et les
80 000 dirigeants religieux employés par l’État en tant que fonctionnaires
pour assurer que la vie religieuse est menée de manière organisée et efficace
et qu’elle répond aux besoins de la communauté. Bien que la direction ne soit
pas responsable des communautés non musulmanes, elle entretient d’excellents
rapports avec les dirigeants des autres religions. Dans ses travaux, une
priorité est accordée à la formation de dirigeants religieux dans des domaines
tels que la protection des droits de la personne, la prévention de la
discrimination sexuelle, la protection de l’environnement, etc. Une autre
priorité est d’éviter le mauvais usage de l’islam par les terroristes. La
version dominante de l’islam en Turquie se caractérise bien sûr par la
tolérance, la résistance au fondamentalisme et la compatibilité avec la
laïcité.
LA « QUESTION KURDE »
Un autre problème domestique important
se rapporte à la situation de la population kurde en Turquie. M. Candar
prétend que c’est en fait le problème numéro un en Turquie. Cependant, c’est
une question extrêmement sensible; en fait, l’existence de la « question
kurde » en tant que telle n’a jamais été reconnue officiellement en
Turquie et n’est discutée publiquement que depuis très peut de temps. L’accent
est plutôt mis sur le développement économique du sud-est de la Turquie et sur
la lutte contre le terrorisme du PKK alors que M. Candar déclare que le
terrorisme est issu de la question kurde et qu’en trouvant une solution à ce
problème le PKK serait isolé et perdrait son support.
Il a expliqué que les Kurdes étaient
bien représentés dans les institutions, la fonction publique et le milieu des
affaires. Par exemple, il y a 95 députés – y compris 75 de l’AKP et cinq ou six
ministres d’origine kurde. Cependant, des tensions surgissent chaque fois que
des individus ou des groupes utilisent leur identité kurde pour faire des
revendications collectives.
Selon M. Candar, la création d’une
région autonome kurde en Irak, bien qu’elle ne puisse pas servir de modèle pour
la Turquie, devrait encourager le gouvernement actuel à étudier des façons
d’aborder les revendications politiques de la population kurde en Turquie. Une
façon d’y arriver serait de discuter avec la province irakienne du Kurdistan. Un
tel geste enverrait un message positif à la population kurde de Turquie et
correspondrait de facto à une reconnaissance de l’identité kurde.
M. Candar a aussi suggéré que le gouvernement, qui a remporté de loin les
élections en 2007, tienne sa promesse relative à une constitution démocratique
et civile et, dans ce contexte, favorise une nouvelle définition de la
citoyenneté. Bien que le fédéralisme ne soit pas une option pour la Turquie, le
gouvernement devrait aussi considérer des mesures qui accorderaient une plus
grande autonomie au niveau municipal. M. Candar s’est dit confiant que si
la Turquie réglait le statut de sa population kurde, son processus d’adhésion à
l’UE en serait facilité.
En réponse à une question sur l’état
des discussions portant sur une nouvelle constitution, M. Aydin a déclaré
que plusieurs avant-projets ont fait l’objet de discussions. Les premières
étapes ont soulevé la crainte que le parti au pouvoir présente une nouvelle
constitution sans avoir consulté les autres intervenants. L’avant-projet
officiel demandé par l’AKP à un comité composé d’avocats, n’a pas encore été
rendu public. Pour assurer la tenue d’un grand débat public, environ 200
organisations de la société civile se sont réunies pour discuter des principes
fondamentaux d’une nouvelle constitution. Ce consortium d’ONG est actuellement
en pourparlers avec le gouvernement, le Parlement et les partis politiques.
LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME
Les représentants du gouvernement on
confirmé que la lutte contre le terrorisme est l’une des priorités de la
Turquie aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Pour la Turquie, le
terrorisme devrait être considéré comme une violation des droits de la personne
et aussi un crime contre l’humanité. Elle a élaboré une politique nationale et
globale pour lutter contre le terrorisme, une politique qui n’est pas axée
uniquement sur
la sécurité, mais qui tient aussi
compte d’autres facteurs économiques, sociaux, diplomatiques et financiers. La
mise en œuvre de cette politique implique la participation
de divers ministères, y compris les
forces armées turques qui jouent un rôle essentiel dans le maintien de l’ordre
dans les zones frontalières.
Respectueusement soumis,
M. Leon Benoit, député
Président
Association parlementaire canadienne de l’OTAN (AP OTAN)