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Rapport

L’Assemblée parlementaire canadienne de l’OTAN a l’honneur de présenter son rapport sur le Séminaire conjoint Rose-Roth, Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient, de la Sous-commission sur la coopération et la convergence économiques Est-Ouest, tenu à Marrakech, au Maroc, du 3 au 5 avril 2013.

À Marrakech, le Canada était représenté par la sénatrice Raynell Andreychuk, la rapporteure du Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient.

LE TRAITE SUR LA NON-PROLIFERATION DES ARMES NUCLEAIRES ET L’ACCORD DE GARANTIES GENERALISEES CONCLU AVEC L’IRAN

L’Iran a accédé au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1970 et l’accord de garanties généralisées qu’il a conclu avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est entré en vigueur en 1974. Bien que l’Iran soit autorisé à employer des technologies nucléaires à des fins pacifiques, les activités clandestines qu’il mène constituent depuis longtemps une violation des engagements pris envers l’Agence en matière de garanties nucléaires. L’absence d’informations de sa part à l’adresse de l’AIEA sur des composantes importantes de son programme a débouché sur une exacerbation des inquiétudes de la communauté internationale quant à ses capacités et à ses intentions (Initiative sur la menace nucléaire). Bien que l’Organisation de l’énergie atomique de l’Iran (OEAI) supervise officiellement le programme, les décisions finales relèvent du Guide suprême, Ali Khamenei. Pour l’instant, il n’y a pas de preuve concrète que ce dernier ait décidé de la fabrication d’une arme nucléaire, mais il est clair que le pays accumule les ressources et les technologies nécessaires susceptibles de donner cette possibilité à Khamenei (Takeyh).

Le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) joue un rôle particulier dans la protection du programme nucléaire iranien. Ses effectifs sont estimés à 125 000 hommes et ses forces terrestres, navales et aériennes opèrent indépendamment des forces armées régulières (Global Security). Le CGRI est également une puissance financière de premier plan et a noué des liens avec des entreprises qui fabriquent des composants techniques nucléaires clékis. Si le programme ou les installations nucléaires du pays venaient à être menacés, le Corps –et notamment ses forces spéciales Al Qods – organiseraient probablement des opérations de renseignement à l’étranger, s’en prendraient peut-être à des infrastructures occidentales essentielles et mobiliseraient des groupes d’activistes affiliés contre de nombreux intérêts et biens internationaux dans la région (Bruno & Bajoria).

Le programme nucléaire iranien remonte aux années 1950, mais c’est à partir du milieu des années 1980 que Téhéran a commencé à contrevenir aux dispositions du TNP et aux clauses de garanties, lorsqu’il n’a pas déclaré une série d’opérations nucléaires. Soumises à de fortes pressions en 2002 et 2003, les autorités iraniennes ont fini par reconnaître ces violations. L’OEAI n’en a pas moins continué à dissimuler divers sites et activités dont l’AIEA n’a découvert l’existence qu’à la mi-2003 (Arms Control Association, 2009). Selon un rapport de l’AIEA publié en 2004, l’Iran n’avait pas déclaré des activités d’une importance majeure : expériences de séparation isotopique par laser et d’enrichissement de plutonium, importation d’uranium en provenance de Chine, essais de conversion de l’uranium, enrichissement de l’uranium et introduction d’uranium dans des centrifugeuses, production connexe d’uranium appauvri et d’uranium enrichi, construction d’une usine pilote d’enrichissement dans les bâtiments de la Compagnie d’électricité de Kalaye et d’installations d’enrichissement par laser au Centre de recherches nucléaires de Téhéran et à Lachkar Abad. Les expériences réalisées dans ces installations mettaient en œuvre des matières nucléaires que l’Iran était légalement tenu de déclarer à l’AIEA.

Depuis 2003, l’Iran ne communique pas à l’AIEA d’informations suffisantes pour jauger exactement son programme nucléaire et savoir dans quelle mesure il respecte ou non les dispositions du TNP. Les autres questions en suspens touchent avant tout aux contacts avec les responsables et à l’accès aux installations, à l’installation de centrifugeuses ou d’éléments de centrifugeuse, à la contamination de diverses installations par de l’uranium hautement enrichi ou faiblement enrichi que l’AIEA a découvert dans divers sites nucléaires, et à des expériences sur du plutonium. De surcroît, le rapport publié par l’Agence en novembre 2011 faisait état de « préoccupations quant à une possible dimension militaire du programme nucléaire iranien », encore que la plupart des activités qui y étaient décrites dataient d’avant 2003. En dépit des protestations de Téhéran, qui contestait les preuves contenues dans le rapport et l’autorité légale de l’AIEA pour enquêter au sujet d’activités non nucléaires, ledit rapport a contribué à l’imposition d’une série de nouvelles sanctions par les États-Unis et l’Union européenne. Un nouveau rapport de l’AIEA, en février 2012, a ensuite montré que l’Iran continuait à améliorer ses capacités d’enrichissement d’uranium.

Dans son dernier rapport consacré aux incidences des garanties du TNP sur l’Iran et sur le respect par Téhéran des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (novembre 2012), l’AIEA estimait que ce pays avait produit 7 611 kg d’uranium faiblement enrichi avec un taux moyen d’enrichissement qui peut s’élever, dans le cas de l’installation d’enrichissement de combustible, jusqu’à 3,5 %. Depuis février 2010, l’Iran enrichit de l’uranium à un taux de 19,75 % dans l’usine pilote d’enrichissement de combustible. On estime qu’en novembre 2012 sa production d’UF6 – enrichi à des taux pouvant aller jusqu’à 20 % – atteignait 137,3 kg. En décembre 2011, il avait commencé à introduire de l’uranium enrichi à 5 % dans les cascades à l’usine d’enrichissement de combustible de Fordow (UECF) et, en novembre 2012, le pays avait produit dans cette usine environ 95,5 kg d’uranium enrichi jusqu’à 20 %. Cette situation fait craindre de plus en plus que l’Iran ne suive l’exemple de la Corée du Nord et ne se retire du TNP pour poursuivre l’exécution de son programme nucléaire sans être bridé par des restrictions légales de nature internationale. L’annonce, en 2009, de la construction à Qom d’une deuxième usine d’enrichissement – l’UECF déjà évoquée – a suscité de vives inquiétudes. Un retrait du TNP, cependant, pourrait entraîner des sanctions de plus grande ampleur, voire des frappes militaires contre les installations nucléaires iraniennes, ce que, manifestement, Téhéran entend bien éviter. Il semble peu probable, compte tenu de la divulgation en 2009 de l’existence de l’UECF, puis de leur participation aux négociations nucléaires avec le Groupe P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne), que les Iraniens se retirent du TNP à brève échéance.

Le Conseil de sécurité a adopté six résolutions (1698, 1737, 1747, 1803, 1835, 1929) consacrées au programme nucléaire iranien qui visent essentiellement à obtenir de l’Iran qu’il suspende ses activités d’enrichissement d’uranium, se conforme aux prescriptions du Conseil des gouverneurs de l’AIEA et applique les mesures de confiance exposées dans une résolution de février 2006 du même Conseil des gouverneurs, notamment en reconsidérant la construction de son réacteur à eau lourde et en ratifiant le protocole additionnel de l’AIEA. La quasi-totalité des résolutions du Conseil de sécurité ont été adoptées en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Elles sont donc légalement contraignantes et s’accompagnent d’une série de sanctions d’une sévérité croissante à l’encontre du pays et d’entités ou de ressortissants iraniens (Davenport 2012 et 2013).

Les responsables iraniens ont avancé divers arguments juridiques pour contester le droit conféré à l’AIEA d’enquêter sur les allégations de violations à leurs obligations nucléaires. Selon les articles III et II de l’Accord de garanties généralisées de l’Iran, l’AIEA a « le droit et l’obligation de veiller à l’application des garanties, conformément aux termes de cet accord, sur toutes les matières brutes ou matières fissiles spéciales dans toutes les activités nucléaires à des fins pacifiques » (italique de l’auteur). L’AIEA a pour mandat de s’assurer de l’absence de détournement de matières nucléaires destinées à des activités déclarées et d’enquêter sur les allégations relatives à des matières ou des activités nucléaires non déclarées. Ainsi, elle revendique le droit d’inspecter les installations de Parchin, dont elle soupçonne qu’elles servent à des activités de militarisation. Seules de telles inspections lui permettent de vérifier que des matières nucléaires ne sont pas détournées à des fins militaires. La question centrale est, non pas de savoir si les activités qui sont menées à Parchin sont permises ou interdites par le TNP, mais de savoir si l’Iran procède ou a procédé à ce que l’AIEA pense être des activités de militarisation nucléaire (Albright, Heinonen, & Kittrie, 2012).

Jusqu’ici, les négociations entre le Groupe P5+1 et l’Iran n’ont pas permis de trouver une solution à la crise. Les autorités de Téhéran maintiennent qu’elles n’ont pas l’intention de se doter de l’arme nucléaire et réaffirment leur droit inaliénable d’accéder à la technologie nucléaire à des fins pacifiques. Une nouvelle série de pourparlers, dans le courant de l’année 2013, se concentrera sans doute sur des mesures de confiance à court terme, plutôt que sur un accord négocié. Trop souvent, l’Iran s’est servi de la négociation pour paralyser la situation. Plusieurs résolutions de l’AIEA ont jugé le pays coupable d’avoir enfreint les dispositions du TNP, mais les dirigeants iraniens réfutent avec véhémence toutes les accusations (Arms Control Association, 2013). En l’absence d’un règlement négocié significatif, il est difficile de faire des prévisions à long terme sur le programme nucléaire de l’Iran. Téhéran pourrait décider à un moment donné que l’obtention d’armes nucléaires vaut bien les risques que cela implique (Albright et al., 2012). Il appartient donc à la communauté internationale de commencer à réfléchir à la fin de partie diplomatique.

MOTIVATIONS INTERIEURES ET EXTERIEURES DES AMBITIONS NUCLEAIRES DE L’IRAN

La gestion des crises est, en partie, l’art de communiquer dans un climat extrêmement tendu avec des acteurs qui, souvent, ne comprennent pas pleinement ou n’apprécient guère le point de vue des autres. Pour une bonne communication, il faut non seulement appréhender très clairement les objectifs, moyens et limitations nationaux, mais avoir une parfaite compréhension de ce qui fait réagir l’autre camp. Aussi est-il essentiel de chercher à comprendre ce qui sous-tend les ambitions nucléaires de l’Iran et de connaître les mesures et les messages susceptibles de faire changer ce pays de cap. Parvenir à cette compréhension soulève un certain nombre de problèmes complexes.

Il convient en premier lieu d’examiner plusieurs questions fondamentales, à défaut d’y apporter une réponse exhaustive. La quête apparente de l’Iran de se doter de l’arme nucléaire se fonde-t-elle sur la crainte de devoir y recourir un jour pour défendre la souveraineté nationale ? Se fonde-t-elle sur le désir de l’élite dirigeante de conserver ses positions et sa domination en Iran même, position qui lui procure, à elle comme à ses vastes réseaux, richesse personnelle et privilèges de toute sorte ? La quête d’armes nucléaires apparaît-elle comme un moyen de pression effectif dans l’univers byzantin qui tient lieu de scène politique dans le pays, et l’acquisition de telles armes aidera-t-elle l’élite en place à consolider encore ses avantages ? Ou bien cette course aux armes nucléaires reflète-t-elle les ambitions hégémoniques de l’Iran dans la région et l’aspiration à une influence accrue à l’extérieur de ladite région ? Il faut donc voir si, plus généralement, la doctrine de défense et de sécurité correspond à une évaluation objective des menaces qui pèsent sur le paysage international, à une dynamique générée par l’interaction de politiques et d’institutions intérieures, ou encore, à une ambition de prestige national ou d’affirmation religieuse et idéologique. Enfin se pose la question cruciale de savoir si l’arme nucléaire est devenue partie intégrante d’une vision millénaire s’inspirant d’une interprétation très radicale de la théologie chiite (Sherrill). La réponse à ces questions façonnera immanquablement la stratégie à suivre pour faire face au problème nucléaire iranien.

Le régime iranien s’appuie sur les principes d’une révolution islamique essentiellement anti-américaine, anti-occidentale et antidémocratique par nature, même si le style cacophonique qui caractérise l’exercice du pouvoir dans le pays est parfois assimilé, à tort, à une forme de pluralisme protodémocratique (Amuzegar). L’élite dirigeante a concocté une idéologie tout à la fois nationaliste et islamique et a, par conséquent, associé plus largement les intérêts de la nation à ceux de l’islam chiite et à la place de l’Iran dans le monde musulman. Le régime s’en est pris violemment aux composantes de la société civile qui s’opposaient ouvertement à lui et son bilan sur le plan des droits humains est effroyable. Ainsi, en matière de liberté de la presse, il arrive à la 175e place sur 179 ; il a interdit les syndicats et entravé l’action des associations professionnelles ; il n’a pas d’appareil judiciaire indépendant et applique un code pénal brutal qui remonte au VIIe siècle; il recourt à la force contre les dissidents et ne saurait servir de modèle à ceux qui recherchent une société plus ouverte et davantage pluraliste dans le monde musulman (Amuzegar).

Il est important aussi de comprendre comment le régime iranien est structuré, ce qui est plus facile à dire qu’à faire : une multitude de chercheurs occidentaux ont consacré toute leur carrière à glaner des renseignements sur le fonctionnement interne du processus décisionnel à Téhéran. On s’accorde généralement à penser que les tenants de la ligne dure ont eu le vent en poupe, ces dernières années, tandis que les réformistes, tel l’ancien président Mohammad Khatami, qui avaient cherché à dialoguer avec les États-Unis, sont de plus en plus marginalisés. La scène politique apparaît comme le théâtre d’une lutte entre diverses factions radicales (Sherrill). La plupart de ces radicaux semblent nourrir des desseins agressifs vis-à-vis de la région, s’opposent à la présence occidentale dans cette partie du monde et sont tout à fait favorables au programme nucléaire. Il ne s’agirait pas d’utiliser des armes nucléaires, ce qui déclencherait une contre-attaque et, vraisemblablement, la destruction de l’État iranien, mais plutôt de « muscler » une diplomatie plus coercitive. Le CGRI est le plus farouche partisan de l’acquisition de telles armes et ceux qui en sont proches occupent une place prépondérante dans les divers projets liés au programme. Il est peu probable qu’ils fassent montre de souplesse et ils aspirent vivement au prestige et à l’influence qu’un arsenal nucléaire conférerait, selon eux, à l’État iranien et au CGRI lui-même (Pollack et Takeyh).

L’administration iranienne se caractérise par des chaînes de commandement parallèles et par les intenses rivalités qui surgissent de cette opacité institutionnelle (Sherrill). Il existe évidemment un appareil d’État qui gère les activités du gouvernement mais, on trouve, en parallèle, des chaînes de commandement qui façonnent les politiques de manière formelle et informelle. La ligne de démarcation entre l’État et le secteur privé est devenue, par ailleurs, extraordinairement floue et la corruption atteint un niveau important : l’Iran figure à la 133e place dans le classement de Transparency International Corruption, ex æquo avec la Russie (Corruption Index 2012). Par sa nature même, la corruption obscurcit aussi le processus décisionnel ; elle donne à penser que les institutions de l’État sont faibles et que les rivalités pour l’accès aux ressources sont nombreuses et tolérées.

Les hautes sphères religieuses elles-mêmes prennent part à cette foire d’empoigne et adoptent parfois des positions destinées à dissimuler d’autres comportements, comme la subornation et le népotisme. Mais la théologie peut jouer un rôle également. Ainsi, les influents ayatollahs de la ville sainte de Qom considèrent le Guide suprême, Ali Khamenei, avec mépris et suspicion ; entre autres choses, ils mettent en doute ses compétences théologiques (Daragahi). Le système se distingue aussi par une instabilité qui fait que ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir et l’influence pourraient fort bien être marginalisés demain. Toutefois, le Guide suprême détient un pouvoir énorme au sein du régime et il l’exerce de manière formelle et informelle. Pour les quelques personnages admis à s’occuper de politique intérieure, le jeu est intense et demande une vigilance de tous les instants. Bien évidemment, la plupart des Iraniens se voient refuser tout rôle véritable dans la politique et, depuis la répression du Mouvement vert de 2009, même des personnalités légèrement modérées ont été poussées sur le banc de touche (Pollack et Takeyh). Cependant, l’exclusion politique engendre une autre dynamique politique, dont le Mouvement vert, précisément, est la manifestation la plus récente. Le programme nucléaire est donc issu de structures dirigeantes byzantines et obscures minées par le jeu de factions entre lesquelles règnent une âpre rivalité, un jeu dont la majeure partie de la société iranienne est essentiellement exclue. Ce genre de système est foncièrement instable. Tout cela représente aux yeux de la communauté internationale une énigme de taille : il n’est pas toujours facile de savoir qui décide, ni à quel niveau de cette hiérarchie fluctuante se trouvent les décideurs, quels sont leurs motifs et quelle est la meilleure façon de les influencer.

LE MONDE VU PAR TEHERAN, LA POLITIQUE REGIONALE ET LES PERCEPTIONS DE LA MENACE

De nombreux membres de l’élite dirigeante iranienne sont cependant convaincus que leur pays devrait être reconnu comme une puissance régionale, certes, mais aussi mondiale, d’une part, et que la communauté internationale – sous la houlette des États-Unis et d’Israël – cherche à miner, voire à renverser le régime en place, d’autre part. Dans une certaine mesure, les dirigeants iraniens tirent leur légitimité de la confrontation qu’ils entretiennent de longue date avec Washington et certaines factions ont tout intérêt à perpétuer cette confrontation, qui leur assure influence et légitimité à l’intérieur même du système. Pour les autorités de Téhéran, les États-Unis représentent un danger à divers niveaux qui n’est pas simplement d’ordre militaire ou économique : selon elles, les valeurs, la culture et les pratiques politiques américaines menacent en permanence les valeurs religieuses et culturelles de l’Iran, lesquelles sont le fondement de la légitimité et de la perception de soi du régime (Amuzegar). Ali Khamenei affirme que les États-Unis ne veulent rien moins qu’annihiler l’identité iranienne ; il s’appuie sur de tels propos pour consolider la culture de la résistance qui sous-tend les ambitions nucléaires du pays (Pollack et Takeyh). Bien évidemment, le régime joue de cette menace, ce qui lui donne les coudées franches pour imposer une espèce de conformisme culturel et politique qui, par extension, renforce sa mainmise sur les institutions. L’accusation de sympathie envers les valeurs et les mœurs occidentales est devenue une arme politique fréquemment employée contre les opposants de l’intérieur. Une telle attitude milite contre les Iraniens qui plaident en faveur de l’instauration avec les États-Unis et l’Occident de relations plus pragmatiques et mutuellement bénéfiques.

La recherche de l’autosuffisance nationale est un autre leitmotiv majeur de la diplomatie, de la politique de défense et de la doctrine économique de l’Iran issu de la révolution islamique. L’une des raisons pour lesquelles le régime semble tellement insensible à la menace de sanctions est que celles-ci ne font que renforcer un sentiment d’isolement et de persécution : non seulement ces sanctions viennent confirmer les pires craintes des dirigeants iraniens au sujet des objectifs et des desseins des puissances étrangères, mais elles les confortent aussi dans leur volonté de minimiser la dépendance nationale vis-à-vis de la communauté internationale. A leurs yeux, le monde apparaît comme un endroit isolé sans alliés et sans amis, et l’arme nucléaire est pour eux une garantie essentielle de leur sécurité. Le problème est qu’ils alimentent leur isolement par leur propre comportement (Gorman et Yadron).

Ce sentiment d’isolement a aussi une facette confessionnelle. Le régime chiite iranien se trouve dans une région dominée par les sunnites. Le plus grand rival de l’Iran dans la course à l’influence régionale est l’Arabie saoudite et cette rivalité a un aspect théologique. De fait, Saoudiens et Iraniens considèrent qu’ils doivent assumer une responsabilité particulière à l’égard, respectivement, du courant sunnite et du courant chiite de la religion musulmane. Cela donne un côté manichéen à leur rivalité, de même qu’une dimension régionale, et sape les efforts visant à trouver un terrain d’entente (Sherrill). La Syrie de Bachar el-Assad, le plus proche allié de l’Iran, est plongée dans une guerre civile atroce. Téhéran est le plus farouche défenseur de la Syrie et fournit appui et armements aux forces gouvernementales syriennes. Le soutien de l’Occident à l’opposition syrienne ne fait que renforcer le sentiment d’isolement des Iraniens ; si el-Assad tombe, ceux-ci perdront un allié de poids en même temps qu’une source d’influence régionale. Mais, parallèlement, ils entretiennent avec le gouvernement iraquien, à dominance chiite, des relations de plus en plus étroites qui suscitent des préoccupations grandissantes chez leurs voisins sunnites. Pour les responsables iraniens, le triomphe de la majorité chiite en Iraq  représente un grand pas en avant pour le chiisme dans la région. En l’occurrence, les monarchies du Golfe ont un point de vue diamétralement opposé, une manifestation supplémentaire du jeu à somme nulle qui se joue dans cette partie du monde.

La moitié des réserves pétrolières du golfe Persique, où vivent quelque 14 millions de chiites, se concentre dans des terres habitées par ceux-ci, même si la plupart des gouvernements de la région sont à majorité sunnite (Oktav). Le sentiment de vulnérabilité militaire des États du Golfe est exacerbé par la taille de la population chiite, dont les dirigeants des États en question tendent parfois à estimer qu’elle forme une « cinquième colonne » iranienne. Les chiites arabes   sont souvent traités comme tels ; bien entendu, cela ne fait que nourrir leur ressentiment et multiplier les risques d’instabilité. L’arrivée au pouvoir des chiites en Iraq et les soulèvements arabes ont renforcé chez les membres de cette communauté la conscience de leur propre identité dans tout le golfe Persique, une tendance qui s’est fait jour durant les manifestations antigouvernementales à Bahreïn, en 2010 et 2011 (Oktav). Les récentes protestations ont suscité une grande inquiétude dans les monarchies du Golfe, comme cela est apparu clairement lorsque l’Arabie saoudite a déployé des troupes pour aider l’armée bahreïnite à réprimer les manifestations de Manama, manifestations inspirées par l’Iran, selon les allégations des deux pays. L’opposition a vivement contesté cette interprétation des faits, mais cela est venu illustrer une fois de plus à quel point le problème chiite est sensible et la façon dont, à tort ou à raison, les États de la région l’associent à l’Iran.

Si les tensions régionales ont une dimension confessionnelle, elles sont aussi entretenues par une apparente disparité de pouvoir. La population cumulée des monarchies du Golfe représente un tiers seulement de celle de l’Iran ; par ailleurs, ces pays ont une capacité industrielle bien moindre et sont plus faibles, militairement parlant, en dépit de la prospérité que leur apporte le pétrole. Leurs forces armées comptent au total 175 600 hommes, contre 540 000 pour les forces iraniennes. D’autre part, le Conseil de coopération du Golfe n’est pas formellement une alliance militaire, de sorte que l’on peut s’interroger sur la capacité de ses membres d’opérer conjointement sur le terrain. Cette absence de cohésion militaire reflète en partie les relations parfois difficiles et les rivalités qui existent entre ces pays. La région est devenue de plus en plus dépendante de la puissance des États-Unis, tenue pour extrêmement dissuasive à l’encontre de l’Iran ; pourtant, les motifs et l’engagement des États-Unis suscitent de profondes suspicions, ce qui engendre une espèce de schizophrénie stratégique qui ajoute encore à la complexité du tableau de la sécurité régionale (Oktav).

Pour leur part, les États-Unis maintiennent dans la région une présence militaire imposante, dont une grande base navale à Bahreïn, des bases aériennes au Qatar et des forces terrestres au Koweït. Cette présence nourrit les craintes iraniennes quant aux ambitions hégémoniques des États-Unis et conduit à l’accusation selon laquelle la présence américaine est liée à l’oppression des musulmans chiites. On constate non sans ironie que c’est l’intervention américaine en Iraq qui a porté les chiites au pouvoir à Bagdad ; les accusations iraniennes sont donc à prendre avec énormément de précautions. Quoi qu’il en soit, ce cycle de récriminations mutuelles fait partie intégrante du débat nucléaire.

L’Iran partage des frontières terrestres ou maritimes avec 15 pays et se trouve très précisément au centre du gisement pétrolier le plus riche du monde. Sa position sur le détroit d’Ormuz revêt une formidable importance géostratégique et fournit au régime un moyen de pression capital. L’Iran est également riverain de la mer Caspienne, ce qui lui confère une influence certaine dans une autre zone critique sur le plan de la production d’énergie. Sa situation au carrefour des routes d’acheminement énergétique du monde occupe une large place dans les calculs stratégiques de tous les acteurs de la confrontation autour de son programme nucléaire, encore que ce soit à des degrés divers. Manifestement, le facteur énergétique est moins important pour Israël, qui voit dans ce programme nucléaire un risque pour son existence même. Pour l’Europe, qui importe une grande partie de son énergie de la région, la perspective d’une interruption de la circulation des pétroliers pèse plus lourdement dans sa réflexion stratégique.

Si, historiquement, l’Iran a eu des relations difficiles avec la Russie et, précédemment avec l’Union soviétique, les relations se sont nettement améliorées depuis l’effondrement de cette dernière : il ne partage plus de frontière avec la Fédération de Russie et les pays d’Asie centrale font office de tampon entre ces rivaux de longue date (Sherrill). Cela a aidé les deux pays à trouver un terrain d’entente. Ainsi, les Russes ont fourni aux Iraniens une assistance militaire et technique et les ont notamment aidés à construire et à équiper la centrale nucléaire de Bushehr. Moscou et Téhéran rejettent catégoriquement le lien que font les Occidentaux entre droits humains et légitimité et, par extension, défendent pied à pied la norme fondamentale de l’indépendance souveraine des États (Smith).

Comme la Russie, la Chine s’oppose à l’imposition de sanctions plus sévères à l’Iran. Son raisonnement est complexe. Par principe, elle rejette, elle aussi, toute ingérence internationale dans les affaires intérieures des États souverains, comme l’illustre éloquemment le soutien qu’elle continue à apporter au régime d’el-Assad. L’Iran est, derrière l’Arabie saoudite, le deuxième fournisseur de pétrole de la Chine à l’échelle de la région. A l’évidence, toute mesure qui restreindrait les livraisons de pétrole iranien lui coûterait cher alors qu’elle prospecte de plus en plus la planète pour diversifier ses approvisionnements énergétiques. Les stratèges chinois considèrent en outre que leur pays et les États-Unis sont en concurrence à l’échelle mondiale et, partant, se félicitent de l’existence de relations qui, à tout le moins, compliquent les efforts diplomatiques américains sur la scène internationale. Les rapports entre la Chine et l’Iran sont un bon exemple de cette tactique du jeu à somme nulle. Cependant, si la tension venait à monter dans les relations entre Téhéran et Washington, Beijing devrait probablement revoir sa position car ses relations avec les États-Unis, pour concurrentielles qu’elles soient, sont en dernière analyse bien plus importantes que celles que la Chine entretient avec l’Iran. D’autre part, il n’est pas dans l’intérêt de la Chine que le club des puissances nucléaires accueille un membre de plus. Récemment, elle a vivement reproché à son allié nord-coréen d’avoir procéder à un essai nucléaire de plus. Cette situation ne manque pas de sel, puisque Pékin n’a pas fait grand-chose pour empêcher la Corée du Nord de se nucléariser. Il risque de répéter la même erreur dans le cas de l’Iran.

La Turquie est un autre acteur incontournable dans la région. Elle possède des forces armées nombreuses et compétentes, ce qui lui confère un rôle particulier dans les démarches visant à contrebalancer la puissance de l’Iran dans cette partie du monde. Mais, aujourd’hui, sa principale préoccupation vient de la situation en Syrie, pays avec lequel elle partage une longue frontière. L’Iran et la Turquie ont engagé une partie de tir à la corde, désireux l’un et l’autre d’exercer leur influence sur la Syrie.

Exception faite de l’Iran, Israël est peut-être l’acteur régional le plus directement concerné par la crise actuelle, même si ses frontières se trouvent à mille kilomètres de ce pays. De surcroît, il ne formule aucune revendication territoriale à l’égard de celui-ci. Le problème est que, si aucun dirigeant israélien n’a parlé d’éliminer l’Iran, le président iranien, lui, a appelé à rayer Israël de la carte. Cette menace est devenue particulièrement inquiétante à la lumière des ambitions nucléaires de Téhéran et les autorités israéliennes la prennent très au sérieux (Singh). Bien évidemment, Israël est lui-même une puissance nucléaire non déclarée et ne se réjouirait pas de devoir jouer à la dissuasion nucléaire avec l’Iran. Cette situation, ainsi que le soutien de Téhéran au Hamas, au Hezbollah et au Jihad islamique, façonne l’approche d’Israël envers l’Iran. Quoi qu’il en soit, le premier sujet d’inquiétude des Israéliens est l’éventualité où l’Iran se doterait de moyens offensifs de frappe nucléaire ce qui, selon les dirigeants israéliens, menacerait immédiatement l’existence de l’État hébreu, qui, par ailleurs, est associé aux États-Unis dans un partenariat de sécurité très étroit (Eisenstadt et Pollock).

Cependant, une asymétrie majeure existe entre les perceptions de la menace par les États-Unis et par Israël, asymétrie qui est un élément fondamental de la crise actuelle. Dans l’esprit d’un certain nombre d’analystes et de dirigeants israéliens, un Iran doté de l’arme nucléaire menacerait immédiatement l’existence d’Israël. Cette menace a obligé les responsables israéliens à envisager – à tout le moins – de procéder à une frappe préemptive et à tenter de s’adjuger le soutien de leur opinion publique et celui de la communauté internationale au cas où une telle action se révélait nécessaire. Les États-Unis prennent la menace au sérieux, eux aussi, mais de leur point de vue, elle n’a pas de caractère existentiel et n’en aura vraisemblablement pas pendant un certain temps. Cette disparité de vues pourrait partiellement expliquer l’apparente tension qui règne entre le Premier ministre israélien et M. Obama autour de l’attitude à adopter face à cette crise.

Bien que l’OTAN ne soit pas un protagoniste de la crise iranienne, quatre de ses membres   – et l’Alliance elle-même – sont clairement concernés. En effet, si l’Iran parvenait à se doter d’une arme nucléaire opérationnelle, l’Alliance aurait à ses frontières, pour la toute première fois, deux pays nucléarisés (Tertrais). Cela représenterait un changement de taille dans la situation militaire,  changement qui exigerait d’importants ajustements de la stratégie et du dispositif de forces de l’OTAN. Si l’Iran obtenait une arme nucléaire, l’Alliance aurait besoin d’une stratégie reposant sur l’endiguement et la dissuasion, mais aussi sur des mesures visant à rassurer ses alliés et partenaires principaux dans la région. Elle ne pourrait exclure la possibilité d’un chantage nucléaire et pourrait se voir obligée de fournir à la Turquie de nouvelles garanties de sécurité, de manière à éviter que ce pays soit exposé à ce genre de pressions (Tertrais). Le problème aujourd’hui est que les pays alliés sont divisés sur la façon de relever le défi iranien. C’est en raison de ce désaccord que le sujet ne figure pas à l’ordre du jour de l’Alliance, même si le programme limité de défense antimissile en cours d’élaboration de l’OTAN tient singulièrement compte de la question iranienne.

RISQUES INHERENTS A L’ACQUISITION D’ARMES NUCLEAIRES PAR L’IRAN

La communauté internationale doit examiner les risques inhérents à l’acquisition éventuelle d’armes nucléaires par l’Iran. Ces risques sont extrêmement nombreux. Tout d’abord, d’autres puissances de la région, y compris l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte, pourraient vouloir combler l’écart qui les séparerait alors de l’Iran et la démarche de cette dernière serait ainsi le catalyseur d’une prolifération nucléaire régionale. Évidemment, on ne sait pas exactement si toutes ou même une seule de ces puissances réagirait s’il y avait la preuve que l’Iran avait acquis cette arme. Ils se décideraient en fonction de plusieurs facteurs et, notamment, de leur disposition à accepter les garanties de sécurité américaines. Il faudrait donc qu’ils soient persuadés que ces garanties demeureraient crédibles. Les gouvernements que la perspective d’une nucléarisation de l’Iran inquiète le plus rappellent comment le programme nucléaire indien a galvanisé le Pakistan et incité ce pays à se doter à son tour de moyens nucléaires. Les analystes les moins préoccupés, eux, renvoient à la réaction de l’Asie orientale au premier essai nucléaire nord-coréen : aucun des pays de la région non détenteurs de l’arme nucléaire n’a cherché à l’acquérir. Cela dit, la plupart des experts pensent que le Japon pourrait mettre au point de telles armes assez rapidement s’il lui semblait un jour nécessaire de dissuader la Corée du Nord en se mettant à l’abri sous son propre parapluie nucléaire. Il convient de noter que Tokyo jouit de garanties de sécurité américaines très solides, ce qui n’est pas le cas du Pakistan.

Autres menaces graves : le risque d’un accident nucléaire et le vol ou l’utilisation non autorisée d’armes nucléaires. La plupart des analystes ne pensent pas que l’Iran fournirait délibérément des armes ou des moyens nucléaires à des acteurs non étatiques, mais certains affirment qu’il pourrait envisager de franchir le pas dans des circonstances extrêmes. Ils font valoir que le soutien de l’Iran à des organisations terroristes et son utilisation du terrorisme à des fins politiques dans le passé – comme dans l’attentat des tours de Khobar – sont d’inquiétants précédents. Mais ici, les différences sont évidentes et la question est de savoir si les dirigeants iraniens seraient prêts à s’exposer à une menace existentielle pour jouer la carte du terrorisme nucléaire. S’ils étaient guidés par une vision idéologique millénaire, le risque serait plus grand. Mais il semble bien qu’ils soient autant soucieux de leurs conditions matérielles d’existence dans ce monde que dans l’autre et qu’ils ne soient pas pressés de déclencher une apocalypse au nom de leur foi. Ceux qui s’inquiètent le plus de la menace iranienne  estiment soit que le régime est dirigé par des zélotes millénaristes, soit qu’il est à ce point instable qu’un tel groupe serait en mesure de s’emparer du pouvoir. Il est possible que l’Iran soit dirigé davantage par une dictature militaire que par une oligarchie théocratique, une interprétation qui aurait d’autres implications pour le processus décisionnel iranien (Amuzegar). Enfin, il se pourrait aussi que Téhéran soit tenté de partager sa technologie nucléaire avec ses alliés ou partenaires, ou même de la vendre à des États éloignés de lui qui seraient demandeurs. Ce n’est pas là une crainte infondée : la preuve est faite que, par exemple, le Pakistan et la Corée du Nord procèdent à certains échanges de secrets nucléaires.

Un problème plus grave pourrait découler de l’idée qu’un Iran doté de l’arme nucléaire serait un acteur régional plus agressif. Le comportement du Pakistan, qui est presque entré en guerre avec l’Inde au sujet du Cachemire quelques mois à peine après avoir procédé à un essai d’arme nucléaire, semble confirmer une telle hypothèse dans une certaine mesure. En l’occurrence, les autorités d’Islamabad avaient permis à des activistes et à des groupes armés de lancer des attaques au Cachemire, peut-être enhardies par les capacités nucléaires qu’elles venaient d’acquérir. Autrement dit, il est possible que la possession de ces armes ait incité les dirigeants pakistanais à agir de manière irresponsable, forts d’un sentiment d’impunité. Beaucoup d’analystes citent ce cas pour démontrer que la prolifération nucléaire a un effet déstabilisateur, non parce qu’elle pourrait pousser un pays à utiliser son arsenal nucléaire tout neuf, mais parce qu’elle pourrait lui inspirer ce sentiment d’impunité et l’encourager à recourir à une diplomatie coercitive (Tertrais).

Certains craignent que l’Iran, qui fait valoir des revendications territoriales sur plusieurs îles du golfe Persique, pourrait tenter de les concrétiser s’il possédait l’arme nucléaire. Il pourrait aussi être plus enclin à donner suite à son éternelle menace de fermeture du détroit d’Ormuz à la circulation des pétroliers, menace qu’il brandit à chaque fois qu’il se sent défié par la communauté internationale ; tout récemment encore, il a répété cette menace à l’annonce d’une nouvelle série de sanctions américaines et européennes. Il a cependant fait rapidement marche arrière lorsque des responsables américains ont indiqué très clairement, qu’à leurs yeux, il dépasserait ainsi les bornes et pourrait provoquer une riposte militaire de Washington (Bumiller et al., Torbati). Il est tout naturel de se demander si un Iran nucléarisé aurait reculé dans ces circonstances. On peut également se poser la question de savoir si cet Iran nucléarisé se rapprocherait plus activement des groupes chiites opérant à l’extérieur de ses frontières, comportement auquel les pays du Golfe s’opposent farouchement.

Doté de l’arme nucléaire, l’Iran pourrait aussi imposer de sérieuses restrictions aux déploiements des pays occidentaux dans la région, compliquant ainsi les efforts déployés par ces pays pour lutter contre le terrorisme et la piraterie et pour préserver l’accès aux voies de communication maritimes dans une région d’une importance vitale pour leurs intérêts stratégiques, énergétiques et économiques occidentaux. Les calculs stratégiques des gouvernements occidentaux opérant dans cette partie du monde gagneraient en complexité, car le risque d’un conflit comporterait une dimension nucléaire. Pour les États-Unis et leurs alliés, il pourrait être crucial de concevoir une nouvelle stratégie d’endiguement prenant en compte la capacité nucléaire iranienne. Cela coûterait cher et, bien évidemment, susciterait de nouveaux dangers. Mettre au point une stratégie de dissuasion nucléaire exigerait des contre-mesures et des déploiements de toute sorte dont l’ampleur, l’échelle et le prix excéderaient vraisemblablement ceux du système très limité de défense antimissiles qui se met en place en Europe. Le risque existe que l’opinion publique occidentale ne souscrive pas à l’installation d’un tel dispositif, contrairement à ce qu’elle avait fait pour l’ancienne stratégie d’endiguement ; cette réaction pourrait à son tour semer la discorde au sein de l’OTAN. Vraisemblablement, elle conduirait Israël à élaborer des moyens sophistiqués  de seconde frappe à des coûts prohibitifs.

Il est important de définir exactement la notion d’endiguement. Pour certains, il s’agit de cohabiter avec un Iran nucléarisé ; pour d’autres, c’est une espèce de stratégie de refoulement. Depuis 1979, la politique américaine dans la région du Golfe s’est concentrée sur l’endiguement et le contrôle de la puissance iranienne. Cette démarche a pris des formes diverses et s’est accompagnée de discrets efforts de rapprochement avec le régime, efforts qui, pour l’essentiel, se sont révélés vains. Mais on peut difficilement assimiler la stratégie des États-Unis vis-à-vis de Téhéran aux stratégies d’endiguement qu’ils ont adoptées face à l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Washington a voulu accroître la puissance militaire des pays du Golfe et a imposé plusieurs sanctions en réponse aux violations commises par l’Iran au cours des années. Mais rien de tout cela n’a amené les Iraniens à renoncer à leurs ambitions nucléaires. De nouvelles méthodes sont peut-être nécessaires, qui pourraient reposer beaucoup plus sur l’ouverture, voire sur de nouveaux types de relations avec la région dans son ensemble (Kaye et Lorber).

Certains analystes pensent que la nucléarisation de l’Iran pourrait marquer l’avènement d’une nouvelle stabilité dans la région, sur le modèle de l’absence de guerres en Europe du temps du bras de fer nucléaire entre les États-Unis et l’URSS. Cependant, le prix de la dissuasion nucléaire appliquée au Moyen-Orient serait exorbitant et il semble très improbable qu’un dispositif de cette nature installé dans le Golfe se révèle aussi stable que celui qu’a connu l’Europe du temps de la Guerre froide. Enfin, il va sans dire que la stabilité qui a prévalu sur le Vieux Continent après la guerre a coûté extrêmement cher : elle a divisé l’Europe en deux camps et deux idéologies, une division que l’Europe centrale et orientale et le peuple soviétique ont payée au prix fort. Ce n’est peut-être pas le modèle de stabilité qu’il conviendrait d’envisager pour la région du Golfe.

Pourtant, un chercheur américain du nom de Kenneth Waltz avance, entre autres arguments, que le Moyen-Orient serait – paradoxalement – stabilisé si l’Iran venait à acquérir une arme nucléaire. Il a déclaré récemment : « L’Histoire montre que, lorsqu’un pays se dote de la bombe, il se sent de plus en plus vulnérable et devient pleinement conscient du fait que son arsenal nucléaire le transforme en cible aux yeux des grandes puissances, ce qui le dissuade de tout geste téméraire ou agressif. » (Kahl et Waltz). Il a ajouté que l’Histoire, toujours elle, montrait que même le Pakistan et la Corée du Nord faisaient preuve d’une relative modération depuis qu’ils s’étaient nucléarisés. Les armes nucléaires ont apaisé les tensions entre le Pakistan et l’Inde au sujet du Cachemire, plutôt qu’elles ne les ont exacerbées. La guerre de 1999, soutient M. Waltz, aurait pu se solder par un bilan bien plus lourd si les deux camps n’avaient pas possédé l’arme nucléaire. Vu comme cela, un équilibre de la terreur entre Israël et l’Iran pourrait effectivement donner naissance à une stabilité régionale accrue, plutôt qu’à une montée des tensions. Selon M. Waltz, un Iran nucléarisé deviendrait une puissance plus responsable, plus mesurée et davantage attachée à œuvrer en faveur de la stabilité de la région plutôt qu’à fomenter des crises. Uri Bar-Joseph, lui, s’écarte quelque peu de cette école de pensée et pense qu’Israël devrait renoncer à son arsenal nucléaire en échange de l’abandon par l’Iran de son programme nucléaire militaire. Il observe que la puissance demande à être contrebalancée et qu’en fait c’est l’existence de l’arsenal nucléaire israélien qui pousse l’Iran à mener son propre programme. Il est cependant très peu probable qu’Israël se conforme un jour à cette logique (Bar-Joseph).

L’un et l’autre point de vue se situent en dehors du courant de pensée majoritaire. La plupart des analystes pensent que la nucléarisation de l’Iran rendrait le Moyen-Orient moins sûr, encouragerait ce pays à user d’une diplomatie coercitive et multiplierait les risques – à tout le moins – d’un conflit nucléaire. Si l’Iran possédait la capacité nucléaire, il pourrait agir avec le sentiment d’une plus grande impunité et jouer plus aisément la carte du terrorisme. De surcroît, il pourrait être tenté de brandir la menace du feu nucléaire dans les moments de grave tension internationale. Il ne serait sans doute pas disposer à partager son arsenal avec des organisations terroristes ou d’autres pays mais, une fois en possession d’une arme nucléaire, il agirait avec plus d’agressivité encore pour faire échouer le processus de paix au Proche-Orient, intervenir de façon plus marquée sur la scène politique iraquienne et cultiver plus assidûment ses relations avec les mouvements chiites dans toute la région du Golfe et au-delà (Kahl et Waltz).

UNE METHODE A DOUBLE VOIE : L’EVALUATION DE L’EFFICACITE DES SANCTIONS

Les États-Unis ont adopté pour sanctionner l’Iran quatre lois dont les effets ont touché des centaines de sociétés et de personnes. Ils ont imposé un embargo économique quasi complet qui vise plus spécialement les entreprises liées au CGRI et celles impliquées dans le trafic d’armes. Ils ont infligé des sanctions à de hauts responsables iraniens nommément désignés et gelé les avoirs de la Banque centrale iranienne (BCI) et d’autres agences gouvernementales possédant des biens sur le territoire américain. Les sanctions ont aussi frappé le secteur énergétique, qui constitue la plus importante source de revenus de l’État, de même que les organismes de contrôle de la radio, de la télévision et de l’internet. Les biens que les entreprises et les particuliers figurant sur la liste noire possédaient aux États-Unis ont été confisqués. « Ces mesures ont coupé l’Iran du système bancaire international, rangé toutes les banques iraniennes dans la catégorie des entités s’adonnant au blanchiment d’argent, augmenté le nombre de sanctions que le président doit imposer, pris pour cibles l’industrie pétrochimique, le secteur financier et les infrastructures de transport, ainsi que la BCI, et forcé des pays à cesser leurs achats de pétrole iranien sous peine de sanctions. » (Cordesman et al.)

La dernière en date des séries de sanctions imposées par l’Union européenne frappe beaucoup plus durement l’Iran. Elle comprend une interdiction des transactions financières, des ventes d’équipements maritimes et d’acier et des importations de gaz naturel. Elle interdit aussi la délivrance d’assurances et de réassurances dans les États membres de l’Union, mesure qui porte un très rude coup aux compagnies maritimes et au secteur pétrolier iraniens. L’Union a déconnecté les banques iraniennes qui contournent ses sanctions du SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication System), qui assure la liaison avec le réseau mondial des transactions financières numériques. Elle a également gelé les avoirs de la BCI. Ces sanctions marquent un changement d’attitude considérable de sa part ; précédemment, elle avait concentré ses sanctions sur certains individus et entreprises. Elle a épargné les transactions financières qui touchent à l’aide humanitaire, à l’achat de produits alimentaires ou de médicaments et aux provisions destinées à des échanges commerciaux légitimes (Lewis). En 2011, elle était le premier partenaire commercial de l’Iran et importait des produits iraniens (dont 90 % en rapport avec le pétrole) à hauteur de quelque 14,5 milliards d’euros, tandis que ses exportations vers l’Iran se montaient, elles, à 11,3 milliards d’euros (Blockmans). Ces échanges sont désormais compromis par cette dernière série de sanctions. L’Union veut forcer les autorités de Téhéran à revenir à la table des négociations et entend leur signaler qu’elles doivent se conformer aux dispositions des principales résolutions du Conseil de sécurité. Elle a aussi élaboré un ensemble de mesures d’incitation, dont la fourniture d’une assistance technique pour la réalisation d’un programme nucléaire à des fins pacifiques et la normalisation des relations économiques, l’objectif étant de veiller à ce qu’il ne s’agisse pas uniquement d’un simple jeu à somme nulle. Jusqu’ici, l’Iran n’a pas répondu positivement à cette démarche et a d’abord répondu aux nouvelles sanctions en menaçant de fermer le détroit d’Ormuz. Catherine Ashton, Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, dirige les travaux du Groupe de contact pour tenter de sortir de l’impasse. Les prochains mois seront d’une importance critique, à mesure que les sanctions commenceront à produire leurs effets.

Pour sa part, le Canada a décrété un embargo total sur les armes, le matériel de raffinage du pétrole et les articles susceptibles d’être utilisés pour le programme nucléaire et interdit les transactions concernant les biens de certains ressortissants iraniens. Il a également interdit la création de toute institution financière iranienne (filiales, succursales et bureaux inclus) sur son territoire – la mesure vaut aussi pour les institutions financières canadiennes en Iran. Le Canada a limité ses investissements dans les secteurs pétroliers et gaziers, ses relations avec les banques iraniennes, l’achat de dettes du gouvernement iranien et la fourniture de navires ou de services aux Lignes maritimes de la République islamique d’Iran (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada).

S’il n’existe guère de signes que ces dernières sanctions aient incité les Iraniens à reconsidérer leur position, elles ne semblent pas moins avoir des répercussions économiques bien plus contraignantes que les précédentes. L’adjonction de sanctions bancaires a contribué à renforcer les effets des sanctions américaines, rares étant les pays et les entreprises désireux d’être exclus des marchés financiers internationaux. Les pays asiatiques qui achetaient du pétrole iranien ont dû repenser leur chaîne d’approvisionnement en énergie, au vu de la menace de ne plus avoir accès au système financier international (McQuaile). La Corée du Sud, la Chine, l’Inde et le Japon ont tous diminué leurs achats au cours des derniers mois ; les Sud-Coréens ont même indiqué qu’ils avaient complètement arrêté leurs importations en juillet 2012. L’administration américaine a accordé une dérogation à vingt pays qui ont diminué leurs achats de brut iranien mais qui n’ont pu trouver d’autres fournisseurs à court terme. Ces dérogations ont évité à des pays comme la Chine ou Singapour de s’exposer à des sanctions financières (Marcus).

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’en 2012 l’Iran a vu ses exportations de pétrole baisser de moitié par comparaison à 2011. L’Institut de la finance internationale estime que le PIB iranien perdra 3,5 % en 2012 ; par ailleurs, l’inflation est passée de 26,5 % (2011) à 50 % (chiffre estimatif pour 2012). Le pouvoir d’achat de l’Iran s’en est trouvé sérieusement érodé et le rial a baissé dans des proportions historiques par rapport au dollar. Les dernières sanctions américaines et européennes contre le secteur énergétique auraient coûté au pays 46 milliards de dollars (Blitz et Peel). En février 2013, le rial est tombé au plus bas, ce qui a déclenché des affrontements au sein de la classe politique, essentiellement entre les partisans de Mahmoud Ahmadinejad et ceux du président du Parlement, Ali Larijani.

Curieusement, les responsables iraniens continuent à prétendre que ces sanctions n’ont pas nui à l’économie nationale, dont ils imputent les piètres résultats à la corruption et à la subversion intérieure. Ils affirment même que les sanctions tonifient l’économie, dès lors que les efforts du pays pour parvenir à une autosuffisance accrue s’intensifient. Voilà qui ressemble beaucoup à un raisonnement destiné au grand public ; récemment, quelques personnalités influentes ont dit redouter que des mesures aussi dures n’engendrent des troubles.

A l’heure où nous rédigeons ces lignes, certains signes donnent à penser que Téhéran pourrait souhaiter reprendre les négociations. Dans un discours prononcé à la Conférence de Munich sur la sécurité, en janvier 2013, le ministre des Affaire étrangères, Ali Akbar Salehi, a indiqué que son pays attendaient du Groupe P5+1 une proposition révisée concernant les sanctions, assortie de concessions plus grandes que celles offertes l’an dernier. A la même conférence, le vice-président des États-Unis, Joe Biden, a annoncé que l’administration américaine était, elle aussi, disposée à ouvrir des pourparlers bilatéraux pour tenter de sortir de l’impasse actuelle. Les États-Unis semblent prêts à réduire l’ampleur des sanctions si les Iraniens ferment l’usine d’enrichissement de Fordow, cessent de produire de l’uranium hautement enrichi et font sortir du pays la totalité de leurs réserves d’uranium enrichi à 20 % (Blitz et Peel).

LES EFFORTS DU GROUPE P5+1

Le Groupe P5+1 défend essentiellement la position de la communauté internationale dans les pourparlers avec l’Iran autour du programme nucléaire. Il s’appuie sur le TNP, certes, mais aussi sur les diverses résolutions dans lesquelles le Conseil de sécurité invite l’Iran à honorer ses obligations légales. Par ailleurs, l’ONU a élaboré une série de sanctions en réponse à l’attitude de l’Iran, qui refuse de se conformer à ces résolutions. La première de celles-ci (résolution 1696) ne prévoyait pas de sanctions, tout en indiquant qu’il pourrait être nécessaire d’en prendre si Téhéran ne faisait aucune concession. Depuis lors, un régime de sanctions propre à l’ONU a été mis en place, encore que la Chine et la Russie tentent constamment de les adoucir.

Le Groupe de contact a tenté  d’éclairer la voie à suivre par l’Iran pour se conformer aux obligations que lui impose le TNP, s’agissant notamment de l’enrichissement d’uranium et de l’inspection des principales installations nucléaires (Singh). Il a fait montre d’une certaine souplesse dans les propositions qu’il a soumises aux autorités iraniennes, lesquelles ont invariablement repoussé celles-ci. Notamment, il a offert de suspendre l’application des sanctions si Téhéran mettait un terme aux opérations d’enrichissement et à d’autres activités contrevenant aux dispositions du TNP. En 2008, il a indiqué que, si l’Iran suspendait les opérations d’enrichissement, les États-Unis s’abstiendraient d’imposer une nouvelle série de sanctions, première étape avant la suspension de toutes les sanctions, comme l’exigeaient les résolutions de l’ONU. En 2009, le Groupe de Vienne, composé de la France, de la Russie et des États-Unis et intervenant au nom du Groupe P5+1, a proposé d’échanger les stocks iraniens d’uranium faiblement enrichi contre de l’uranium hautement enrichi nécessaire pour le fonctionnement d’un réacteur de recherche. Cette proposition avait été controversée, puisqu’elle semblait justifier les activités d’enrichissement de l’Iran (Singh). Mais l’objectif visé a toujours été de ménager à l’Iran un moyen de se dégager de l’escalade. Téhéran n’a pas accepté cette offre et est l’objet, depuis lors, de sanctions toujours plus sévères. Il convient de noter, une fois encore, que la Russie et la Chine plaident sans désemparer pour des sanctions moins dures, à la différence des autres membres du groupe et qu’elles ont « délayé » ces sanctions. Cela a conduit l’Union européenne et les États-Unis à imposer unilatéralement les sanctions plus sévères décrites ci-dessus. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si celles-ci suffiront pour l’ouverture d’une négociation sérieuse sur les grands sujets liés au programme nucléaire iranien.

EXISTE-T-IL UNE SOLUTION MILITAIRE A LA CRISE ?

Les experts réfléchissent aussi, souvent avec de fortes réticences, à l’aspect que pourrait prendre une frappe militaire préemptive contre les installations nucléaires iraniennes et aux chances de succès de divers types d’opérations. Bien évidemment, la question divise profondément la communauté internationale, mais il est important d’examiner les arguments avancés. Ceux qui se prononcent pour une frappe font valoir que l’Iran est farouchement déterminé à se doter de l’arme nucléaire, qu’il se rapproche de cet objectif et que ni les démarches diplomatiques ni les mesures économiques ne le convaincront de s’en détourner, que des solutions techniques ou cybernétiques comme Stuxnet ne sont que des palliatifs temporaires, qu’il sera très difficile d’obliger ce génie-là à regagner sa lampe une fois qu’il en sera sorti et qu’un Iran doté de l’arme nucléaire sera extrêmement dangereux pour la sécurité régionale et mondiale. De ce point de vue, même si la solution d’une frappe militaire est aussi terrible que douloureuse, la perspective de ne pas agir militairement est encore pire (Kroenig). Bien sûr, une fois l’Iran en possession d’une arme nucléaire, la marge de manœuvre se réduira spectaculairement ; les gouvernements occidentaux et les acteurs régionaux devront alors adopter une stratégie de dissuasion exhaustive, avec les risques et les coûts qui lui seront inhérents.

L’AIE et des services de renseignement occidentaux ont recensé les principales installations servant à l’exécution du programme nucléaire iranien, dont celles de Qom et de Natanz. Certaines d’entre elles sont enterrées, durcies et protégées par un fort dispositif de  défense aérienne. Par exemple, les installations de centrifugation de Natanz   sont souterraines, mais certains pensent qu’elles ne résisteraient pas aux plus puissantes des bombes à charge pénétrantes américaines, qui peuvent traverser 200 pieds de béton renforcé (Kroenig). Les installations de Qom sont encastrées à flanc de montagne et poseraient un problème plus sérieux aux planificateurs militaires. On peut citer, parmi les autres objectifs, le réacteur à eau lourde d’Arak et un certain nombre de petites installations de recherche et de production, ainsi que des dispositifs de défense aérienne déployés à travers tout le pays. Vraisemblablement, Israël ne dispose pas de tous les moyens requis pour infliger des dégâts durables à certaines de ces installations ; c’est pourquoi il cherche à préparer l’administration et la population américaines à la possibilité d’une opération américaine.

Ce raisonnement n’a pas été bien reçu dans certains cercles aux États-Unis et il a mis en évidence l’existence de failles dans la pensée stratégique américaine. Manifestement, toute attaque contre ces installations cruciales et souvent durcies susciterait de grandes difficultés sur le plan militaire, compte tenu de l’ampleur du dispositif de défense aérienne qui les protège. De plus, des mesures militaires d’une portée limitée risqueraient de dégénérer rapidement en un conflit régional plus étendu dont les conséquences seraient mondiales. Des représailles iraniennes seraient inévitables et prendraient la forme d’opérations militaires classiques et d’attentats terroristes dans la région, en Europe et même en Amérique du Nord. Téhéran chercherait vraisemblablement à fermer le détroit d’Ormuz, par lequel est acheminé un cinquième du pétrole mondial. Tout cela donne à penser que, si des éléments de la communauté internationale appliquait la solution militaire, ils devraient simultanément tenter de circonscrire le conflit et indiquer une issue à l’Iran. Cela ne serait pas facile et les risques d’escalade seraient donc très élevés. Pourtant, d’aucuns considèrent que ces risques sont moins graves que ne le seraient les menaces émanant d’un Iran nucléarisé.

Une bonne partie des dirigeants iraniens pensent que le plus grand risque auquel ils sont confrontés est ne pas avoir d’armes nucléaires. La Libye et l’Iraq avaient renoncé à leurs programmes nucléaires et les forces occidentales ont ensuite joué un rôle dans le renversement du gouvernement dans ces deux pays. En revanche, la communauté internationale n’a engagé aucune action militaire contre deux États qui se sont récemment dotés de l’arme nucléaire : la Corée du Nord et le Pakistan. Les décideurs iraniens tirent de cela une leçon importante: un arsenal nucléaire crédible peut dissuader quiconque d’envisager une intervention armée.

Indépendamment d’une attaque frontale, d’autres mesures peuvent ralentir la fabrication d'armes nucléaires. Le virus Stuxnet a attaqué des systèmes informatiques essentiels du programme iranien et ralenti l’avancement du processus d’enrichissement, mais il s’agissait toutefois d’une opération unique qui n’a fait que ralentir le programme sans toutefois y mettre un terme. On rapporte aussi que des actes de sabotage auraient été commis dans diverses installations, et même, qu’un savant nucléaire aurait été assassiné. L’un des problèmes inhérents à cette stratégie de l’assassinat ciblé est qu’elle tend à unir les savants autour d’une cause commune. Trop souvent, les évaluations occidentales négligent le dysfonctionnement bureaucratique qui caractérise le programme nucléaire iranien. Une méthode susceptible de contribuer en quoi que ce soit à l’apparition d’un esprit de corps au sein de cette communauté scientifique particulière donnerait des résultats contraires à ceux escomptés, d’autant que la classe politique, les théologiens et les bureaucrates s’acharnent à miner cette solidarité, interfèrent avec le processus de découverte et ralentissent ainsi à leur insu le cours du programme nucléaire. Les bureaucraties défectueuses et les méthodes de coercition ne sont guère propices à l’évolution de la science et à l’exécution de projets complexes ; il faut veiller à ce que la politique occidentale n’apporte aucun remède à ces problèmes chroniques dont souffre l’Iran (Hymans).

CONCLUSIONS

La situation en Iran demeure très fluctuante et la communauté internationale doit en suivre attentivement l’évolution, de manière à adapter constamment l’attitude à adopter pour y faire face. En même temps, les principaux partenaires doivent veiller à adopter une tactique commune et faire en sorte que leur objectif reste bien d’obtenir de Téhéran qu’il satisfasse à ses obligations relatives au TNP, l’empêchant ainsi de dépasser le point de non-retour. La communauté internationale doit aussi définir des critères communs qui aideront à percevoir le moment où l’Iran sera près de franchir ce point. Elle doit enfin convenir des mesures à prendre pour empêcher l’Iran de franchir le seuil du nucléaire. Cela ne sera pas facile et la communication – entre partenaires, mais aussi avec l’Iran –jouera un rôle essentiel. Les scénarios de sortie de crise qui reviennent le plus souvent sont : un accord négocié, une intervention militaire qui pourrait entraîner rapidement une escalade, l’acceptation réticente de l’avènement d’un Iran nucléarisé, et enfin, le maintien du statu quo (l’Iran continuant à progresser sur le front technologique mais s’abstenant de faire les derniers pas vers l’aboutissement de son programme nucléaire. A l’évidence, le premier de ces scénarios est le plus souhaitable. Les autres ne le sont pas. Même un conflit initialement limité serait difficile à tenir en l’état, surtout dans une région qui a toutes les caractéristiques d’une poudrière. D’ailleurs, il n’est pas certain qu’une action militaire puisse donner les résultats désirés. Quant au statu quo, il ne durera vraisemblablement pas et, dans tous les cas, il n’est ni désirable ni stable. Pour l’instant, il conviendrait donc de se concentrer sur le premier scénario qui comprendrait un accord négocié.

Bien que l’OTAN elle-même ne soit pas partie aux négociations, un certain nombre de ses membres – les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne – joue un rôle central. Le résultat de ces négociations, qui plus est, concerne directement l’Alliance. La Turquie a une frontière commune avec l’Iran ; si ce dernier pays acquiert l’arme nucléaire, l’Alliance devra revoir son dispositif de dissuasion. C’est là un problème majeur, même s’il ne figure pas à l’ordre du jour de l’OTAN. L’Alliance est donc obligée de suivre de près l’évolution des événements car, si la tension venait à monter ou si l’Iran devait franchir le seuil nucléaire, l’OTAN se trouverait soudainement confrontée à une série de défis touchant à sa mission fondamentale : la défense collective. Les membres de l’OTAN doivent commencer à discuter d’un tel scénario, en dépit des débats qui se poursuivent – sur un ton qui reste vif – autour de la meilleure façon d’empêcher, précisément, un franchissement du seuil nucléaire par l’Iran.

Pour sa part, le régime iranien a montré qu’il était prêt à prendre en compte les carottes et les bâtons de la communauté internationale sans, toutefois, que celle-ci ait pu obtenir les concessions fondamentales qu’elle escomptait. Lorsque l’Iran a annoncé publiquement qu’il fermerait le détroit d’Ormuz après la dernière série de sanctions sévères dont il avait fait l’objet, l’administration américaine a déclaré sans ambiguïté qu’elle ne tolérerait jamais cela, et elle a déployé des moyens navals supplémentaires dans la région pour enfoncer le clou. L’Iran a rapidement fait marche arrière. A l’évidence, ses dirigeants peuvent agir rationnellement à partir de calculs réalistes, mais la communauté internationale doit soigneusement calibrer ses messages et se montrer disposée, d’une part, à camper sur ses positions et, d’autre part, à alléger les sanctions et autres représailles lorsque Téhéran s’engagera sur la voie des concessions. Tout le problème consiste à renforcer la solidarité internationale à propos de ces grandes questions et de ne pas fermer les voies de communication avec les dirigeants iraniens.

Respectueusement soumis,

Madame Cheryl Gallant, députée, présidente,
Association parlementaire canadienne de l’OTAN
(AP OTAN)

 

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