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AMAD Rapport du Comité

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L’AIDE MÉDICALE À MOURIR ET LE TROUBLE MENTAL COMME SEUL PROBLÈME MÉDICAL INVOQUÉ : RAPPORT PROVISOIRE

 

Introduction

L’aide médicale à mourir (AMM) est un sujet complexe qui suscite souvent bien des émotions. L’évolution des lois relatives à l’AMM passe par la recherche d’un équilibre entre de nombreux facteurs, notamment l’autonomie de la personne, le respect de la vie, les droits à l’égalité et la protection des personnes vulnérables. L’AMM soulève non seulement des points d’ordre moral et éthique, mais aussi des questions juridiques et des interrogations concernant l’accès aux soins de santé et aux aides sociales, lequel doit être adéquat. La répartition des pouvoirs vient compliquer la rhétorique : l’AMM est permise si elle est conforme aux dispositions du Code criminel fédéral, mais ce sont les provinces et les territoires qui réglementent les professions de soins infirmiers et de médecine et qui assurent la majorité des services de soins de santé à leurs résidents.

Les projets de loi C-14 et C-7, qui ont créé et modifié, respectivement, le régime d’AMM exigent tous les deux la tenue d’un examen parlementaire[1]. En avril 2021, la Chambre des communes et le Sénat ont adopté des motions en vue de la création d’un comité mixte chargé d’examiner les dispositions du Code criminel relative à l’AMM. Ce comité a tenu deux réunions avant la dissolution du Parlement[2].

Reconstitué en mars 2022, le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir (le Comité) a été chargé de faire l’examen « des dispositions du Code criminel concernant l’aide médicale à mourir et de l’application de celles-ci, notamment des questions portant sur les mineurs matures, les demandes anticipées, la maladie mentale, la situation des soins palliatifs au Canada et la protection des Canadiens handicapés[3] ». Au départ, le Comité devait présenter son rapport final au plus tard le 23 juin 2022, mais ce délai a été prolongé jusqu’au 17 octobre 2022[4]. Il est toutefois tenu de produire, d’ici le 23 juin 2022, un rapport provisoire sur l’accès à l’AMM lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué (TM-SPMI).

Le Comité a commencé à entendre des témoins le 13 avril 2022. Il a toutefois attendu que le Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale publie son rapport le 13 mai 2022 pour entendre des témoignages touchant les troubles mentaux. Conformément à son mandat, le Groupe d’experts était tenu de formuler des recommandations sur les questions suivantes :

  • Les protocoles et directives pour l’évaluation et la fourniture de l’AMM aux personnes atteintes d’une maladie mentale, à l’usage des organismes professionnels de santé nationaux, provinciaux et territoriaux et des médecins.
  • des mesures de protection supplémentaires à inclure dans la législation fédérale pour soutenir la mise en œuvre sûre de l’AMM pour les personnes atteintes d’une maladie mentale.

Le Groupe d’experts en est venu à la conclusion suivante :

[L]es critères d’admissibilité et les mesures de sauvegarde existantes concernant l’AMM, renforcés par les lois, les normes et les pratiques en vigueur dans les domaines connexes des soins de santé, peuvent fournir une structure adéquate pour l’AMM TM-SPMI dans la mesure où ils sont interprétés de manière appropriée pour prendre en considération la spécificité diagnostique des troubles mentaux.

Par conséquent, dans ses 19 recommandations, le Groupe d’experts ne propose nulle part d’apporter des modifications au Code criminel. La présidente de ce groupe, Dre Mona Gupta, a comparu devant le Comité le 26 mai 2022. Son témoignage est présenté dans la section « Ce que nous avons attendu » du présent rapport, et les recommandations du Groupe d’experts se trouvent à l’annexe A (les recommandations d’autres groupes figurent à l’annexe B).

Bien que le terme « maladie mentale » soit utilisé dans le Code criminel de même que dans les textes du mandat du Groupe d’experts et de la motion constituant ce Comité, le Groupe d’experts emploie « trouble mental », soulignant qu’il n’y a pas de définition uniforme de « maladie mentale », ce qui pourrait entraîner de la confusion. Le Groupe d’experts a fourni l’explication suivante à ce sujet :

Un examen complet des connaissances disponibles sur le sujet de l’AMM pour les maladies mentales exigé par la loi sur l’AMM de 2016 (Conseil des académies canadiennes, 2018) a recommandé l’utilisation du terme clinique standard, « trouble mental ». Par conséquent, tout au long du présent rapport, le Groupe utilise l’expression « trouble mental », car il s’agit du terme utilisé dans les deux principaux schémas de classification des diagnostics employés dans la pratique psychiatrique canadienne : le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) de l’American Psychiatric Association et la Classification internationale des maladies (CIM) de l’Organisation mondiale de la Santé.

Le Comité convient donc qu’il est préférable d’utiliser le terme clinique normalisé (« trouble mental »), ce qu’il a fait tout au long du présent rapport provisoire, employant « maladie mentale » seulement dans des citations directes ou dans des renvois aux dispositions du Code criminel. Les témoins ont soulevé un autre problème d’ordre terminologique : l’utilisation des termes « irrémédiable », « incurable » et souffrances « intolérables » dans les dispositions applicables du Code criminel alors qu’il n’en existe aucune définition scientifique ou médicale[5].

Le Comité a reçu des témoignages au sujet des troubles mentaux les 25 et 26 mai 2022, mais certains intervenants appelés à témoigner sur d’autres thèmes ont abordé la question des troubles mentaux dans le contexte de l’AMM. En reportant les audiences sur ce sujet important après la publication du rapport du Groupe d’experts, les membres du Comité ont pu étudier ce dernier, et les témoins ont pu le commenter[6]. À ce jour, le Comité a entendu 13 témoins sur cette question précise, y compris des psychiatres, d’autres médecins, des défenseurs des droits et des représentants de diverses organisations. Il a également reçu des centaines de mémoires, certains touchant plus particulièrement l’AMM et les troubles mentaux. Il tiendra compte de ces mémoires dans son rapport final.

Puisque le Comité devra approfondir son étude de la question et prendre le temps nécessaire pour étudier les nombreux mémoires qu’il a reçus, le présent rapport provisoire ne contient pas de recommandations définitives. Il résume plutôt les témoignages entendus par le Comité.

Le Comité désire remercier tous les témoins ayant participé à l’étude jusqu’à présent. Nous avons entendu des experts médicaux et juridiques, des organisations de défense des droits et des personnes ayant une expérience vécue; ceux-ci ont fourni de riches témoignages comprenant à la fois des informations et des opinions. Bien que ce rapport présente le résumé de ces témoignages, veuillez noter que ceux-ci ne reflètent pas nécessairement l’opinion du Comité. Nous avons attribué toutes les affirmations aux personnes et aux organismes qui ont fourni l’information, mais n’en avons pas vérifié l’exactitude. Dans notre rapport final, dans la mesure du possible, nous fournirons davantage de contexte pour les informations présentées par les témoins lorsqu’elles entrent en conflit avec d’autres témoignages ou avec notre compréhension du sujet.

Contexte législatif

Projet de loi C-14

Comme l’explique le Résumé législatif du projet de loi C-7 : Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir) de la Bibliothèque du Parlement :

Le projet de loi C-14, qui a été présenté à la Chambre des communes le 14 avril 2016, a reçu la sanction royale le 17 juin 2016[7]. L’« aide médicale à mourir » (AMM) y était définie comme le fait pour un médecin ou un infirmier praticien :
  • d’administrer à une personne, à la demande de celle-ci, une substance qui cause sa mort;
  • de prescrire ou de fournir une substance à une personne, à la demande de celle-ci, afin qu’elle se l’administre et cause ainsi sa mort.
Le projet de loi C-14 prévoyait la modification du Code criminel (le Code) de manière à ce que certaines personnes qui fournissent l’AMM, dont les médecins et les infirmiers praticiens, de même que certaines personnes qui leur offrent leur assistance, dont les pharmaciens, soient exemptées de la responsabilité pénale.
[…]
Le ministère de la Justice précise dans le document Contexte législatif : Aide médicale à mourir (Projet de loi C-14) ce qui suit :
Les personnes atteintes d’une maladie mentale ou d’un handicap physique ne seraient pas exclues du régime, mais elles ne pourraient avoir accès à l’aide médicale à mourir que si elles remplissent tous les critères d’admissibilité[8].

Projet de loi C-7

Le Résumé législatif du projet de loi C-7 : Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir) de la Bibliothèque du Parlement explique les changements législatifs apportés par le projet de loi C-7, qui a reçu la sanction royale le 17 mars 2021 :

Le projet de loi C-7 inclut la réponse du gouvernement fédéral à la décision rendue par la Cour supérieure du Québec en septembre 2019 dans l’affaire Truchon c. Procureur général du Canada[9], qui portait sur les dispositions du Code criminel fédéral (le Code) relatives à l’aide médicale à mourir (AMM)[10] et sur la Loi concernant les soins de fin de vie[11] du Québec. Dans sa décision, la Cour a déclaré contraire à la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) la disposition du Code selon laquelle une personne ne peut être admissible à l’AMM que si « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ».
[…]
Le projet de loi modifie les dispositions du Code sur l’AMM en établissant un ensemble distinct de mesures de sauvegarde pour les personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible et en apportant certaines modifications aux mesures de sauvegarde qui s’appliquent lorsque la mort naturelle est raisonnablement prévisible.
Le projet de loi C-7 modifie également les critères d’admissibilité de manière à préciser que la maladie mentale n’est pas considérée comme une maladie, une affection ou un handicap pour la détermination de l’admissibilité à l’AMM.

Or, la disposition faisant en sorte que la maladie mentale n’est pas considérée comme unproblème de santé grave et irrémédiable est assortie d’une disposition de temporisation. Autrement dit, si cette disposition n’est pas modifiée au 17 mars 2023 (article 6), certaines maladies mentales pourraient dorénavant être considérées comme un problème de santé grave et irrémédiable, et comme seule condition permettant d’ouvrir la porte à l’AMM, pourvu que les autres critères d’admissibilité soient remplis. Par ailleurs, un article a été ajouté au projet de loi afin d’exiger la réalisation d’un examen indépendant par des experts « portant sur les protocoles, les lignes directrices et les mesures de sauvegarde recommandés pour les demandes d’aide médicale à mourir de personnes atteintes de maladie mentale » (paragraphe 3.1(1)). Cet examen a été mené par le Groupe d’experts mentionné plus haut.

Ce que nous avons entendu

Le Comité a recueilli différents points de vue sur l’AMM TM-SPMI, y compris sur:

  • le juste équilibre entre le respect de l’autonomie et la protection des personnes vulnérables;
  • le besoin de veiller à ce que le patient soit pleinement informé, et dispose de la capacité de comprendre et de prendre une décision éclairée;
  • le caractère irrémédiable du trouble mental de la personne et de déterminer le degré d’incertitude qui est acceptable;
  • la distinction entre une demande d’AMM et la suicidalité;
  • les situations où l’AMM est demandée parce que les services de soins de santé et les aides sociales sont inadéquats;
  • les questionnements concernant l’éligibilité à l’AMM pour les personnes souffrant uniquement d’un trouble mental.

Les prochaines sections résument les discussions à ce sujet.

Expériences ailleurs dans le monde

Les témoins ont discuté de la situation des autres pays concernant l’AMM TM-SPMI, plus particulièrement celle des Pays‑Bas, de la Belgique et de la Suisse. Dre Gupta a indiqué qu’il n’y a pas de mesures de protection propres à ces cas dans les pays où cette pratique est permise. D’ailleurs, dans ces pays, peu de demandes d’AMM sont approuvées pour le TM-SPMI[12]. Brian Mishara, professeur et directeur du Centre de recherche et d’interventions sur le suicide à l’Université du Québec à Montréal, a expliqué qu’aux Pays-Bas, les évaluations des demandes d’AMM dans ces cas prennent environ 10 mois et que seulement 5 % d’entre elles sont approuvées.

Certains témoins ont également mentionné qu’aux Pays‑Bas et en Belgique, les patients se verront refuser l’AMM s’ils n’ont pas essayé tous les traitements s’offrant à eux pour soulager leurs souffrances. Par comparaison, les patients au Canada doivent seulement être informés des solutions de rechange à l’AMM et ne sont pas tenus d’accepter ces autres formes de traitement pour être admissibles[13]. En revanche, le Groupe d’experts a souligné qu’aux Pays-Bas, le critère de diligence requiert que « [l]e médecin doit … discuter de la situation avec le patient et en venir conjointement à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre solution raisonnable »[14].

Capacité

Pour avoir droit à l’AMM au Canada, la personne doit être « capable de prendre des décisions en ce qui concerne sa santé ». Dr Derryck Smith, professeur émérite de médecine au Service de psychiatrie de l’Université de la Colombie-Britannique, a signalé qu’avant de fournir tout service, les médecins effectuent des évaluations de la compétence et de la capacité décisionnelle des patients. Il a noté que « l’aide médicale à mourir exige d’augmenter un peu la mise » en obligeant les médecins à prendre plus de temps avec le patient, mais que ces évaluations n’exigent aucune compétence particulière.

Dr Smith a également rappelé que tous les patients, y compris les patients psychiatriques sont présumés compétents jusqu’à preuve du contraire[15]. Dre Gupta a fait observer qu’il y a un mouvement en provenance des Nations Unies en faveur du respect de la volonté des gens, même quand ils ont une incapacité (on parle alors de prise de décision soutenue)[16]. Bien que des efforts aient été déployés en vue de la prise de décision soutenue au Canada, l’application de cette approche dans le contexte de l’AMM nécessite d’autres réflexions et recherches.

Dr Smith demande une deuxième opinion lorsqu’il a des doutes quant à la capacité décisionnelle de la personne. En cas d’incertitude, Dre Gupta estime que l’AMM ne devrait pas être offerte, précisant toutefois qu’il ne faudrait pas interdire catégoriquement l’AMM  TM-SPMI en raison de l’incertitude entourant certains cas.

Caractère irrémédiable dans le contexte des troubles mentaux

Pour avoir droit à l’AMM, le patient doit prouver qu’il est atteint d’un trouble mental grave et irrémédiable : la maladie doit être incurable, il doit y avoir un déclin avancé et irréversible des capacités de la personne et les souffrances doivent être intolérables. Dre Gupta a résumé le débat sur le caractère irrémédiable des troubles mentaux :

Je pense qu’une grande partie du débat entre ceux qui disent qu’on ne peut pas dire qu’une maladie est irrémédiable et ceux qui disent que c’est possible est due au fait qu’ils utilisent des définitions différentes.
[…]
Bien sûr, nous savons maintenant qu’il existe des maladies que nous ne réussirons jamais à guérir. Nous en sommes certains à 100 %. Toutefois, il y a beaucoup d’autres maladies sur lesquelles nous en savons moins, notamment en ce qui concerne leur évolution à long terme. Dans ces cas‑là, quel est le niveau de certitude nécessaire? C’est dans les détails que le bât blesse. Grosso modo, voici ce que nous en pensons. Si on doit réfléchir à ce qu’est un état incurable et qu’on fait un parallèle avec d’autres maladies chroniques, on peut dire que le seuil est atteint une fois qu’on a épuisé tous les traitements conventionnels.

Ce débat concerne en grande partie la détermination de ce qui constitue un risque acceptable compte tenu de l’incertitude. En réponse à une question à savoir s’il est acceptable que des personnes souffrant de troubles mentaux mettent prématurément fin à leur vie alors qu’elles pourraient un jour aller mieux, Dre Gupta a répondu ce qui suit :

Je pense que vous posez une question qui va au cœur même de l’aide médicale à mourir. Je crois que la question est de savoir qui doit déterminer si ce risque est acceptable. En autorisant l’aide médicale à mourir dans notre pays, nous avons déclaré que le fait de demander cette aide est un choix qui appartient à la personne.
[…]
Oui, je pense qu’il est acceptable que la personne prenne cette décision.

Dr Tyler Black, professeur adjoint d’enseignement de psychiatrie à l’Université de la Colombie-Britannique, a déclaré que « de nombreux troubles psychiatriques ne peuvent être guéris dans l’état actuel des connaissances scientifiques ».  Dre Alison Freeland, présidente du conseil d’administration et co-présidente du groupe de travail sur l’AMM de l’Association des psychiatres du Canada, était d’accord avec cette affirmation, ajoutant que même si elles suivent un traitement, un grand nombre de personnes continuent d’avoir des symptômes et de souffrir à différents degrés.

Dr Smith a donné son interprétation d’une maladie irrémédiable :

Maintenant, le terme « irrémédiable » est utilisé lorsqu’il n’y a plus de traitements qui sont « acceptables » pour le patient. Selon la loi, on ne peut pas forcer un patient à recevoir n’importe quel type de traitement disponible. Il doit accepter. Si une personne refuse de suivre un traitement supplémentaire, je considère qu’elle a un problème de santé irrémédiable[17].

Selon Dre Ellen Wiebe, médecin de famille, le patient doit se voir offrir plusieurs traitements raisonnables et il doit les essayer ou les envisager sérieusement. Les évaluations se font en contexte; la liste d’attente pour les spécialistes est de cinq ans; si le patient ne veut pas attendre, la maladie est irrémédiable selon elle.

De l’avis de Dre Freeland, il est peu probable qu’un patient ayant refusé sans bonne raison un traitement qui lui est recommandé soit jugé admissible à l’AMM. Dr Smith et Dre Gupta ont informé le Comité que pour avoir droit à l’AMM, les patients devront être malades depuis des années et avoir essayé de nombreux traitements. Reconnaissant qu’on ne peut pas forcer une personne apte à recevoir un traitement, Dre Gupta a déclaré que pour prouver qu’une maladie est incurable, il faut que plusieurs traitements aient été essayés. Le nombre de traitements requis devrait être déterminé par le patient et le médecin traitant.

Pour sa part, Sean Krausert, directeur général de l’Association canadienne pour la prévention du suicide, a indiqué que le refus du patient de suivre un traitement ne devrait pas signifier que le trouble est irrémédiable. Dr John Maher, président de l’Ontario Association for ACT & FACT, a déclaré :

Il est certain que dans le projet de loi qu’il vient de déposer, le gouvernement québécois a vu juste lorsqu’il a dit qu’on ne peut pas déterminer si une maladie psychiatrique est irrémédiable […] Contrairement à un cancer en phase terminale pour lequel la chimiothérapie ne fonctionne plus, il y a toujours des possibilités de traitement. J’ai littéralement des centaines de combinaisons, et lorsque les gens ont essayé des choses, cela nous permet de cibler ce qui va fonctionner avec le temps.

M. Mishara a tenu les propos suivants :

S’il était possible de distinguer les très rares personnes atteintes d’une maladie mentale qui sont destinées à souffrir interminablement de celles qui peuvent être traitées, il serait inhumain de refuser l’aide médicale à mourir. Toutefois, quiconque essaierait de déterminer quelles personnes devraient avoir accès à l’aide médicale à mourir ferait un grand nombre d’erreurs, et des personnes qui verraient une amélioration de leurs symptômes et ne souhaiteraient plus mourir mourraient en ayant recours à l’aide médicale à mourir.

Selon Dr Mark Sinyor, professeur de psychiatrie :

Rien dans la vie ou en médecine n’est certain. Tous nos traitements peuvent entraîner des avantages comme des inconvénients. En médecine, nous fonctionnons avec les probabilités. Les médecins aident les patients à prendre des décisions pour le traitement du cancer, par exemple, en leur disant qu’ils ont 90 % ou 10 % de chances de survie. Nous ne savons jamais avec certitude quel sera le résultat pour les patients, mais ces chiffres sont essentiels pour les aider à prendre une décision éclairée. Dans le cas de l’aide médicale à mourir ayant pour seul motif la maladie mentale, nous ne disposons d’aucune statistique. Nous n’aurions aucune idée — et nos patients non plus — du nombre de fois où notre jugement au sujet du caractère irrémédiable de la maladie est tout simplement erroné. C’est complètement différent de l’aide médicale à mourir dans les situations de fin de vie ou pour les maladies neurologiques progressives et incurables, où la prédiction clinique de l’irrémédiabilité est fondée sur des données probantes.
Dans le contexte de l’aide médicale à mourir ayant pour seul motif la maladie mentale, les décisions de vie ou de mort seront prises en fonction de pressentiments et de suppositions qui pourraient être complètement erronés. Les incertitudes et la possibilité d’erreur dans les situations de maladie mentale sont énormes. Par conséquent, il est impératif, sur le plan éthique, d’étudier les préjudices possibles avant de mettre en œuvre la loi.

Il a donc recommandé que d’autres études soient réalisées afin d’en savoir davantage sur le caractère irrémédiable des maladies et de la souffrance.

Dre Valorie Masuda, une spécialiste des soins palliatifs, n’était pas d’accord avec la suggestion du Groupe d’experts qu’il convient d’examiner la réaction passée au traitement pour déterminer le caractère irrémédiable éventuel d’un trouble mental. Dans le même ordre d’idées, Dr Maher a affirmé ce qui suit :

Dans tous les autres cas, la décision est fondée sur l’inefficacité des traitements potentiels. Or, le groupe d’experts a affirmé que les traitements antérieurs n’ayant pas fonctionné sont des renseignements utiles et essentiels pour décider de la marche à suivre.
Permettez-moi de citer une phrase tirée du rapport du groupe d’experts qui se rapporte directement à votre question.
La phrase suivante provient du rapport Gupta : « Les connaissances sur le pronostic à long terme de nombreuses maladies sont limitées et il est difficile, voire impossible, pour les cliniciens de formuler des prévisions précises sur l’avenir d’un patient donné. » C’est écrit noir sur blanc dans le rapport du groupe, qui ajoute ensuite qu’il s’agit d’une décision éthique. Contrairement à tous les autres cas d’aide médicale à mourir au Canada, pour lesquels il faut évaluer la probabilité, sur le plan clinique, que le traitement fonctionne, dans ces cas‑ci, le groupe dit qu’il s’agit d’un « choix éthique ».

Dr Gaind, professeur de psychiatrie, était d’accord :

[…] la loi ne dit pas que les problèmes de santé graves et irréversibles doivent faire l’objet d’une décision d’ordre éthique. Ce doit être une décision scientifique. À ce sujet, il ne fait aucun doute qu’il est impossible de faire des prédictions lorsqu’il s’agit de maladie mentale.

De même, M. Mishara a reproché au Groupe d’experts de ne pas avoir défini de critères précis ou de ne pas avoir fourni de preuves indiquant qu’un médecin traitant peut déterminer de manière fiable que la situation d’une personne donnée ne s’améliorera pas.

Selon Dr Black, il devrait revenir au patient d’examiner ce genre d’incertitudes et de décider du traitement qui lui convient :

Si on ne peut savoir ce qui se passera avec une certitude absolue, on ne peut pas non plus affirmer que les traitements seront totalement efficaces. Voilà pourquoi le patient est au centre de nos décisions. Nous lui fournissons les meilleurs renseignements possibles, et il prend la meilleure décision possible.

L’AMM et le suicide

Des témoins ont informé le Comité que les idées suicidaires peuvent être un symptôme d’un trouble mental, mais que bien des gens atteints de troubles mentaux ne sont pas suicidaires et que bien des personnes suicidaires ne souffrent pas de troubles mentaux[18]. Dr Black a affirmé que les motifs sont rarement les mêmes pour l’AMM et le suicide :

Pour ce qui est du suicide, il est très rare d’avoir une combinaison de motivation fataliste, qui est une réponse contrôlée à un stress perçu, d’absence convenue de remède et de calcul rationnel sur la probabilité du changement, alors que c’est presque toujours le cas dans le contexte de l’aide médicale à mourir. Dans la littérature, les psychiatres s’entendent généralement sur la souffrance insupportable du patient et l’inutilité du traitement dans les cas psychiatriques d’aide médicale à mourir dans les pays où cet enjeu a été étudié.

Dr Smith a rappelé au Comité la décision rendue dans l’affaire Truchon, à savoir que les médecins peuvent faire la distinction entre le patient suicidaire et celui demandant l’AMM, et il était d’accord avec cette conclusion[19]. Dre Gupta a fait valoir que les patients qui sont atteints de maladies physiques et dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible peuvent aussi avoir des idées suicidaires, et que ces questions sont donc déjà abordées dans les cas où l’AMM est autorisée.

DBlack a déclaré qu’entre 40 et 50 % des personnes qui se suicident n’ont pas un diagnostic de trouble mental grave. En revanche, M. Mishara a indiqué au Comité que presque toutes les personnes à risque élevé de suicide avec lesquelles il s’était entretenu auraient droit à l’AMM et que plus de 90 % des personnes qui s’enlèvent la vie souffrent d’un trouble mental identifiable. Il était préoccupé par le fait que le Groupe d’experts, dans son rapport, ait indiqué qu’il est impossible d’établir des règles fixes lorsqu’on tente de faire la distinction entre une personne qui est suicidaire et une personne qui demande l’AMM, n’offrant aucun critère de diagnostic. Il a remis en question l’idée que quiconque puisse faire la différence[20]. Dr Sinyor a déclaré que les professionnels peuvent tenter de faire la distinction entre une personne qui demande l’AMM et une autre qui est suicidaire, mais que ce sujet n’a jamais fait l’objet d’une étude scientifique rigoureuse permettant de déterminer dans quelle mesure ils réussissent vraiment à bien établir cette distinction.

Ayant maintenant une vie riche grâce à des médicaments et une thérapie, M. Krausert a indiqué qu’il se serait sans doute prévalu de l’AMM dans les « jours les plus sombres » de dépressions et d’anxiété. Dans le même ordre d’idées, Georgia Vrakas, psychologue et professeure, a indiqué ce qui suit :

Dans ce contexte, en donnant aux gens comme moi le feu vert pour obtenir l’aide médicale à mourir, on signifie clairement son désengagement relativement à la maladie mentale. On nous transmet le message qu’il n’y a pas d’espoir et que nous sommes des êtres jetables.

Pour sa part, Dr Maher a remis en question l’idée que le suicide est toujours un acte impulsif et a ajouté que les taux de suicide ont augmenté dans les pays d’Europe où l’AMM est permise, précisant que ces taux sont plus élevés chez les femmes que les hommes[21]. Dr Black a fourni des données démontrant que les taux de suicide n’ont pas augmenté dans les pays ayant mis en place l’AMM, y compris le Canada. Voici ce qu’il a dit à ce sujet :

Une étude a estimé que les adultes aux Pays-Bas avaient 8 % de risque d’avoir des pensées suicidaires au cours de leur vie. Or, 65 adultes reçoivent l’aide médicale à mourir pour des raisons psychiatriques chaque année aux Pays-Bas, ce qui représente 0,0004 % de la population adulte.

Reconnaissant les divergences d’opinions à ce sujet, Dre Gupta a établi des comparaisons avec d’autres domaines de la médecine. Si un patient refuse un traitement (décision qui entraînera sa mort), personne ne considère cette personne suicidaire et ne l’oblige à subir le traitement. Les mêmes principes et pratiques s’appliquent dans le contexte de l’AMM. La personne qui a vraiment des idées suicidaires risque d’être jugée inadmissible.

Vulnérablité structurelle et déterminants sociaux de la santé

Certains témoins redoutaient que des personnes demandent l’AMM non pas en raison de leur maladie, mais en raison de souffrances causées par la pauvreté, l’absence d’un logement suffisant, l’exclusion sociale et d’autres déterminants sociaux de la santé[22]. En général, les témoins accordaient de l’importance à l’amélioration des services de soutien sociaux, peu importe si l’AMM TM-SPMI était légalisée. Dr Maher a déclaré que « [l]a mort n’est pas un substitut acceptable à de bons traitements, à la nourriture, au logement et à la compassion ». Dr Kwame McKenzie, professeur de psychiatrie, a exprimé les préoccupations suivantes :

Je ne voudrais pas qu’on en arrive au point où, parce qu’on n’en a pas fait assez, l’aide médicale à mourir devienne un exutoire pour la souffrance sociale. Je ne pense pas que nous en soyons là, mais je ne veux pas que cela arrive, alors il faut garder cela en tête. Cela ne veut pas dire que des données nous montrent que nous avons un grand nombre d’Autochtones ou de personnes racialisées ou à faible revenu qui demandent l’aide médicale à mourir en ce moment.

Bien que l’AMM permette à des personnes d’exercer leur autonomie et de décider du moment où elles mettent fin à leurs souffrances, Dr Harvey Max Chochinov, professeur distingué en psychiatrie à l’Université du Manitoba, a partagé son opinion sur les difficultés qui se posent pour certains :

Exercer son autonomie signifie avoir des options réelles et viables. Si vous êtes mourant en l’absence de soins palliatifs de qualité et accessibles, si vous souffrez d’un handicap, mais que vous n’avez pas accès à des soutiens et à des services ou à des possibilités en matière de contacts sociaux, de logement ou d’emploi, si vous souffrez de douleurs chroniques ou de symptômes incontrôlés et que vous n’avez pas accès à un spécialiste en temps opportun, si vous êtes aux prises avec une maladie mentale et vous ne pouvez pas trouver un thérapeute prêt à vous aider à vous en sortir, peut‑on vraiment dire que vous exercez un choix autonome?

Selon certains, permettre l’AMM dans un contexte autre que la fin de vie est stigmatisant, car cela suppose que certaines vies ne méritent pas d’être vécues[23]. Comme noté précédemment, les personnes affectées par un trouble mental sont présumées compétentes tant qu’une évaluation ne démontre le contraire. En même temps, Dre Freeland a fait remarquer que ce ne sont pas seulement les personnes souffrant de troubles mentaux qui sont vulnérables.

Dr Smith a signalé que selon les données internationales, les personnes qui reçoivent l’AMM sont en général des blancs bien éduqués et bien nantis et que les membres des groupes marginalisés qui la demandent se butent possiblement à des obstacles. Dre Sandy Buchman, président et directeur médical du Freeman Centre for the Advancement of Palliative care, a déclaré que selon son expérience, les patients vulnérables réclament des soins médicaux actifs, car ils se méfient du système de santé; il est rare que les gens marginalisés demandent l’AMM. En revanche, Dr Gaind a offert son opinion :

Les faits montrent que, lorsque la mort est prévisible, ceux qui demandent l'AMM le font pour préserver leur dignité et leur autonomie et éviter une mort douloureuse. Ceux qui la demandent en pareilles circonstances sont le plus souvent, pour reprendre les termes des chercheurs, des blancs, instruits et privilégiés. On en a conclu qu'il était sans danger d'étendre ce service à d'autres situations.
Or, si l'AMM est étendue aux malades mentaux qui ne sont pas proches de la mort, le paradigme change du tout au tout. C'est un groupe différent qui obtient ce service. Il s'agit de personnes marginalisées, non mourantes, qui n'ont jamais eu l'autonomie nécessaire pour vivre dans la dignité. Elles cherchent non à mourir dans la dignité, mais à échapper à la souffrance de la vie.

Il a aussi signalé qu’aux Pays-Bas, deux fois plus de femmes que d’hommes reçoivent l’AMM pour des problèmes de santé non terminaux[24].

Dr McKenzie n’avait connaissance d’aucun rapport comparant les impacts de l’AMM sur différents groupes raciaux, mais il estimait qu’il est important de mobiliser ces groupes pour s’assurer de tenir compte de leurs besoins dans le cadre des changements apportés à la loi. Certains témoins ont d’ailleurs souligné qu’il fallait consulter les collectivités autochtones[25]. Bien que le Comité soit conscient que la consultation des communautés autochtones au sujet de l’AMM TM-SPMI ne tombait pas sous le mandat du Groupe d’experts, ce dernier a affirmé que

Les peuples autochtones du Canada ont un point de vue sur la mort qui leur est propre et qui doit être pris en compte dans le contexte de l’émergence de l’AMM, y compris l’AMM TM-SPMI. Toutefois, la mobilisation auprès des peuples autochtones du Canada concernant l’AMM n’a pas encore eu lieu.[26]

Myeengun Henry, gardien des connaissances autochtones à l'Université de Waterloo, a partagé ce qui suit avec le Comité :

J'ai parlé à nos membres et à la grande communauté autochtone, pour qui la situation est très difficile…Je ne pense pas que tout le monde puisse être d'accord.
Nos approches concordent quand nous revenons à la façon dont nous avons traité ces questions tout au long de nos voyages spirituels. Nous laissons le Créateur décider. La situation est pénible. Le scénario est différent dans chaque cas.

Le Comité est conscient que des témoignages ont souligné le rôle important des croyances culturelles et de la tradition sur l’attitude d’un patient envers l’AMM; le Comité soulicitera des témoignages supplémentaires des Premières Nations, des Inuits et des Métis avant de présenter son rapport final.

Accès aux services de soins de santé

Les témoins ont reconnu qu’il est difficile pour bien des Canadiens d’obtenir des soins de santé adéquats, surtout en ce qui concerne la santé mentale. Comme l’a indiqué Dr McKenzie, « pour l’instant, nous disons qu’ils doivent en être informés, mais la question est de savoir si nous nous assurons qu’ils ont réellement un accès complet ».

Dre Gupta a expliqué que l’accès à des soins adéquats varie considérablement, selon que la personne cherche à obtenir des soins de première ligne ou tertiaires et selon son lieu de résidence. Elle a déclaré que bien des patients reçoivent d’excellents soins lorsqu’ils sont pris en charge et qu’il faut cerner les lacunes et cibler le financement en conséquence.

Dr Maher a informé le Comité que des gens attendent cinq ans pour être traités par son équipe, affirmant que « [l]a stigmatisation est ancrée dans notre système ». Certains témoins se sont dits préoccupés par le fait que l’AMM réduit les coûts des soins de santé et peut donc avoir des effets pernicieux et dissuasifs en ce qui concerne la prestation de soins de santé[27].

M. Krausert a d’ailleurs recommandé que l’on autorise l’AMM dans le cas des personnes dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible seulement si des fonds adéquats sont en place pour s’assurer que la maladie n’est pas irrémédiable en raison d’un manque d’accès à des traitements.

Dr Smith a insisté sur le fait que chaque cas doit être évalué individuellement et que tout patient atteint d’une maladie psychiatrique a probablement eu accès à de nombreux services sans voir aucune amélioration de son état avant de demander l’AMM. Autrement, en tant que médecin, il recommanderait un traitement et essaierait de le mettre en place[28].

Dr McKenzie a était en faveur « d’un équilibre entre les droits des gens de prendre leurs propres décisions et ce que l’État peut raisonnablement leur offrir. Je souhaiterais que l’offre soit la plus vaste possible, mais dans une démocratie, tout le monde ne peut pas tout avoir. Nous le savons, alors je crois qu’il faut trouver un équilibre. »

Jocelyn Downie, professeure de recherche universitaire aux facultés de droit et de médecine de l’Université Dalhousie, a recommandé que l’on améliore les services et soutiens pour les personnes handicapées et celles souffrant de troubles mentaux :

[…] en ayant une conversation sur l’AMM, nous avons maintenant l’occasion d’écouter une conversation sur le soutien aux personnes handicapées et aux personnes atteintes de maladies mentales au Canada. C’est là où j’espère que le Comité fera preuve d’audace et trouvera des façons d’utiliser les deniers publics fédéraux et les pouvoirs de convocation. Vous avez toutes sortes d’outils. Utilisez-les pour régler les problèmes qui sont mis au jour et auxquels les gens s’intéressent enfin. Ne restreignez pas l’accès à l’AMM, car vous ne devriez jamais tenir des personnes en otages pour régler des problèmes systémiques.

Dans quelles circonstances devrait-on permettre l’AMM lorsque le trouble mental est le seul problème médical invoqué?

Le Comité reconnaît que la loi actuelle permettra l’AMM TP-SPMI pour les individus admissibles en mars 2023. Nous avons toutefois entendu, comme le résument les sections ci-dessus, que les témoins ont exprimé différents points de vue sur divers sujets en rapport avec leurs conclusions quant à savoir s’il faudrait permettre l’AMM TM-SPMI[29]. Les paragraphes qui suivent présentent les conclusions générales des témoins à ce sujet.

Selon Dr Sinyor, l’AMM TM-SPMI devrait être autorisée seulement si les bienfaits l’importent sur les méfaits, et d’autres études sont nécessaires avant d’en arriver à une conclusion. En revanche, Dr Black estimait que l’on pouvait se reposer sur la médecine fondée sur des principes pour aller de l’avant. Il a dressé la liste de ces principes : le respect de l’autonomie du patient; la conscience du racisme et du capacitisme systémiques et du manque d’accès aux soins de santé mentale; la non-discrimination à l’endroit des personnes souffrant de troubles mentaux; la reconnaissance que certaines conditions ne répondent pas nécessairement aux traitements; la reconnaissance du long héritage de paternalisme en psychiatrie; et l’importance de la prise de décisions fondées à la fois sur l’expertise médicale et l’expérience vécue du patient.

Dre Gupta a rappelé que certaines personnes souffrant de troubles mentaux obtiennent déjà l’AMM lorsqu’elles sont aussi atteintes d’une maladie physique, et que les questions des idées suicidaires, de l’aptitude à prendre une décision et de la vulnérabilité structurelle se posent parfois déjà dans ces cas[30]. Par ailleurs, des personnes souffrant de maladies physiques pour lesquelles il est difficile d’évaluer le caractère irrémédiable et le déclin peuvent actuellement demander l’AMM. Cette témoin a ajouté :

En se fondant sur ces observations, le groupe d’experts a conclu qu’il n’existe pas de problème caractéristique unique touchant toutes les personnes atteintes de troubles mentaux et seulement les personnes atteintes de troubles mentaux. L’expression « troubles mentaux » n’est qu’un terme imprécis pour désigner ces problèmes. Si on espère éviter de devoir aborder ces questions difficiles en empêchant les personnes dont le trouble mental est le seul problème médical invoqué pour avoir accès à l’AMM, l’expérience clinique en matière d’AMM nous apprend que nous faisons fausse route. Nous nous heurtons déjà à ces problèmes concrètement.

D’autres témoins ont remis en question la notion selon laquelle il existe une distinction importante entre les troubles physiques et mentaux. Selon Dre Wiebe :

La plupart du temps, ce que les gens appellent la souffrance, ce n’est pas la douleur, mais l’incapacité de mener une vie normale, et ce, que leur maladie soit mentale ou physique[31].

Dre Gupta a déclaré :

Je vais faire une petite digression pour aborder un sujet plus clinique et technique.
Dans le cas de certaines maladies paradigmatiques comme un cancer avancé, lorsqu’on obtient le bon diagnostic au moyen d’une biopsie ou d’une imagerie par résonance magnétique, par exemple, on peut savoir d’emblée ce qui va arriver au patient.
Cependant, pour d’autres maladies, au moment du diagnostic, on ne peut pas savoir comment cela va évoluer. Cela va dépendre du traitement que la personne va suivre, de sa réponse au traitement et des effets secondaires, entre autres. On ne peut pas faire beaucoup de prévisions sans avoir essayé le traitement.
C’est pour cette raison que, dans le rapport, nous essayons d’arrimer la nécessité d’avoir essayé des traitements pour pouvoir établir que la trajectoire de la maladie est sombre et la nécessité de respecter le fait qu’une personne a déjà expérimenté beaucoup de traitements et qu’elle en a assez. Où trace-t-on cette ligne exactement? Je pense que cela va différer d’une personne à l’autre. Il faut aussi prendre en considération son état de santé général et les circonstances entourant son cas.

Selon Dre Stefanie Green, présidente de l’Association canadienne des évaluateurs et prestataires de l’AMM (ACEPA), il pourrait être discriminatoire d’interdire l’accès à l’AMM en fonction de certains diagnostics. Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien et président de l’Association québécoise pour le droit à mourir dans la dignité, a déclaré qu’interdire l’AMM TM-SPMI pourrait mener à des contestations devant les tribunaux.

M. Krausert, un défenseur du droit des patients, a affirmé que l’on ne devrait pas permettre l’AMM dans ces cas. Il a recommandé que :

[…] l’AMM ne soit pas offerte aux patients souffrant d’un trouble pour lequel la mort n’est pas raisonnablement prévisible, à moins que des preuves scientifiques indiscutables montrent que ce trouble est irrémédiable. Le caractère irrémédiable doit toujours être objectif et jamais subjectif. Aucune preuve n’indique que la maladie mentale entre dans cette catégorie.

M. Mishara a prétendu que :

Personnellement, j'ai connu... […] des centaines de milliers de personnes […] ont expliqué de manière convaincante qu’elles voulaient mourir pour mettre fin à leurs souffrances et […] sont maintenant heureuses d’être en vie. Si vous permettez aux personnes atteintes d’une maladie mentale de recevoir l’aide médicale à mourir, combien de personnes qui auraient été heureuses d’être en vie plus tard êtes-vous prêts à laisser mourir?

Dans la même veine, Dr Maher a déclaré ce qui suit : « Leur cheval de bataille, c’est l’autonomie à tout prix, mais elle causera inévitablement la mort de personnes dont l’état s’améliorerait. Quel nombre de conjectures erronées est acceptable pour vous? »

Mesures de protection et considérations pratiques si l’AMM est permise lorsque le trouble mental est le seul problème médical invoqué

Abby Hoffman, conseillère exécutive principale auprès du sous-ministre à Santé Canada, a déclaré que des directives sur l’AMM TM-SPMI doivent surtout être fournies à l’échelle clinique et qu’il n’est pas nécessaire de le faire dans le Code criminel. De même, David E. Roberge, membre du Groupe de travail sur la fin de vie de l’Association du Barreau canadien, a reconnu qu’il est préférable de laisser certains détails dans les mains des spécialistes du domaine médical, précisant toutefois certains facteurs dont il faudrait tenir compte si des modifications sont apportées au Code criminel pour permettre l’AMM TM-SPMI, et ce dans le but d’éliminer toute ambiguïté. Il a proposé qu’au moins un des évaluateurs soit un psychiatre, ce qui risque toutefois d’entraîner des retards, ajoutant qu’il faut « se méfier du risque de l’imposition d’un délai arbitraire, qui ferait abstraction de la nature du trouble mental ». Dre Freeland était d’accord à l’idée qu’au moins un psychiatre indépendant évalue le patient, et Dre Green était aussi d’avis qu’une expertise était requise.

En ce qui concerne les évaluations et le manque de clarté, Dr Smith a déclaré :

Comme je le fais avec tous mes patients lorsque j’ai une incertitude, je demande une deuxième opinion. Il n’est pas interdit d’avoir plus de deux évaluateurs. Je ne réalise pas beaucoup d’évaluations. Je suis plutôt appelé à donner mon opinion lorsque deux évaluateurs n’arrivent pas à prendre une décision dans les cas de maladie mentale. Nous pouvons demander l’aide de nos collègues et faire venir d’autres évaluateurs. Nous voulons nous assurer de prendre la bonne décision.
La décision est irrévocable. Personne — que ce soit le patient, sa famille ou les fournisseurs — ne prend une telle décision à la légère. Nous devons nous assurer de prendre la bonne. Je crois qu’en misant sur les compétences des psychiatres et de nos collègues de la communauté, nous avons accès à suffisamment de ressources pour bien évaluer les patients.

Dr McKenzie a recommandé que des équipes multidisciplinaires procèdent aux évaluations au fil du temps. Pour sa part, Dre Masuda a indiqué :

Si le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir recommande d’autoriser le recours à l’AMM dans les cas de maladie mentale chronique, je préconiserais d’instaurer un solide processus d’examen multidisciplinaire dans le cadre duquel des médecins, des psychiatres, des travailleurs sociaux et des éthiciens examineraient la demande d’AMM d’un patient, et d’effectuer un examen transparent des dossiers d’AMM qui serait partagé entre les autorités sanitaires sous supervision provinciale et fédérale pour éviter de traiter des problèmes sociaux avec l’euthanasie.

Or, selon Mme Vrakas, aucune mesure de précaution ne pourrait rendre l’AMM TM-SPMI sécuritaire.

Dre Wiebe, quant à elle, appuyait la suggestion du Groupe d’experts concernant la mise en place un modèle national de surveillance prospective des cas à des fins d’éducation et de contrôle de la qualité[32]. Dre Gupta a reconnu les difficultés entourant la mise en place de normes nationales compte tenu de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces et a fait valoir les travaux importants de l’ACEPA en vue de la mise en place de normes, de lignes directrices et de pratiques exemplaires relatives à la pratique de l’AMM.

Selon Mme Hoffman, il faudra considérablement accroître les ressources humaines pour assurer une évaluation adéquate des demandes d’AMM TM-SPMI[33]. Des témoins ont recommandé qu’une formation soit donnée aux évaluateurs et aux prestataires de l’AMM, par exemple le programme de formation mis au point par l’ACEPA avec l’appui de Santé Canada[34].

Conclusion

Examiner la question de l’accès à l’AMM pour des personnes dont le seul problème médical est un trouble mental n’est pas une mince tâche, et le Comité reconnaît qu’il reste encore du travail à faire dans ce dossier complexe, ce qui n’a pas été possible en raison du court délai prévu pour la présentation de ce rapport provisoire et des difficultés d’horaires. Nous reconnaissons également la valeur des recommandations du Groupe d'experts sur ce sujet. Bien qu’il soit tenu de présenter son rapport final sur tous les thèmes le 17 octobre 2022, le Comité, par respect pour les Canadiens et les personnes dont la vie ou celle d’un proche pourrait être touchée par ses recommandations, tient à prendre le temps de mener dans la mesure du possible un examen des plus rigoureux sans plus de retard. Il cherche actuellement le meilleur moyen d’atteindre cet objectif.

Le Comité tient également à souligner que pour mettre en œuvre les recommandations du Groupe d’experts, des mesures doivent être prises rapidement, étant donné que mars 2023 approche rapidement. Il faut mettre en place des normes de pratique et des lignes directrices claires, offrir une formation adéquate aux professionnels, faire en sorte que les patients soient rigoureusement évalués et établir un cadre de surveillance utile pour permettre l’AMM TM-SPMI. Pour y arriver, il faudra la collaboration des organismes de réglementation, des associations professionnelles, des comités institutionnels et de tous les ordres de gouvernement, et il est important que tous ces intervenants soient engagés et appuyés dans le cadre de ce travail important.

Bien que du travail soit déjà en cours pour mettre en œuvre les recommandations du Groupe d’experts, des inquiétudes demeurent quant aux efforts encore requis afin de s’assurer que toutes les mesures nécessaires soient en place d’ici mars 2023, lorsque l’AMM pourra être considérée dans le cas de personnes souffrant de troubles mentaux comme seul problème médical invoqué. Nous exhortons le gouvernement fédéral à travailler avec les provinces, les territoires et les autres intervenants pour s’assurer que les recommandations du Groupe d’experts soient mises en place de façon ponctuelle.


[1]              Voir l’article 10 du projet de loi C-14 et l’article 5 du projet de loi C-7.

[2]              Chambre des communes, Journaux, 16 avril 2021; et Sénat, Journaux, 20 avril 2021.

[3]              Chambre des communes, Journaux, 30 mars 2022; et Sénat, Journaux, 31 mars 2022.

[4]              Chambre des communes, Journaux, 2 mai 2022; et Sénat, Journaux, 4 mai 2002.

[5]              Voir AMAD, Témoignages, 26 mai 2022 (Mark Sinyor, professeur; Mona Gupta, présidente, Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale; Alison Freeland, présidente du conseil d’administration et co‑présidente du groupe de travail sur l’AMM, Association des psychiatres du Canada).

[6]              Par exemple, Derryck Smith, professeur émérite de médecine, Service de psychiatrie, Université de la Colombie‑Britannique, était d’accord avec les recommandations du Groupe d’experts (AMAD, Témoignages, 25 mai 2022); Ellen Wiebe était aussi d’accord avec les recommandations, mais estimait que les provinces et organismes de réglementation devraient être responsables des lignes directrices relatives aux normes (AMAD, Témoignages, 26 mai 2022); Tyler Black, professeur adjoint d’enseignement clinique, Université de la Colombie‑Britannique, approuve une grande partie du rapport (AMAD, Témoignages, 26 mai 2022); tandis que John Maher, président, Ontario Association for ACT & FACT, et Mark Sinyor ont émis des réserves au sujet des conclusions du rapport (AMAD, Témoignages, 26 mai 2022).

[8]              Ministère de la Justice, « IV. Critères d’admissibilité pour l’aide médicale à mourir », Contexte législatif : aide médicale à mourir (projet de loi c‑14).

[9]              Truchon c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 3792 (CanLII).

[10]            Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 241.1 à 241.4.

[11]            La loi du Québec concernant l’aide médicale à mourir (AMM) a reçu la sanction royale en juin 2014. Québec, Loi concernant les soins de fin de vie, L.R.Q., ch. S-32.0001.

[12]            Black; Smith; AMAD, Témoignages, 25 mai 2022 (Brian Mishara, professeur et directeur, Centre de recherche et d’interventions sur le suicide, Enjeux éthiques et pratiques de fin de vie (CRISE), Université du Québec à Montréal).

[13]            Maher; Mishara; AMAD, Témoignages, 13 avril 2022 (Jay Potter, avocat-conseil par interim, ministère de la Justice).

[15]            Voir aussi Freeland.

[16]            Le rapport du Groupe d’experts aborde la question de la prise de décisions soutenue à la page 65 :

En droit, une personne est soit apte, soit inapte. Cependant cliniquement, au cours de l’évaluation de la capacité d’une personne, il peut s’avérer que celle-ci se trouve dans une situation intermédiaire étant donné que sa capacité est réduite plutôt que d’être complètement inapte. Dans de telles situations, avec de l’aide, une personne pourrait être appuyée dans la prise de ses propres décisions. Cette possibilité est conforme à la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) des Nations Unies, qui déclare que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines de la vie, sur la base de l’égalité avec les autres. Ce type « d’approche de prise de décisions assistée » a déjà été employé de temps en temps dans le cadre des évaluations d’AMM.

[17]            Voir aussi AMAD, Témoignages, 25 mai 2022 (Me David E. Roberge, membre, Groupe de travail de l’ABC sur la fin de vie, L’Association du Barreau canadien).

[18]            Black; Gupta; AMAD, Témoignages, 13 avril 2022 (Abby Hoffman, conseillère exécutive principale au sous-ministre, ministère de la Santé).

[19]            Voir aussi Wiebe; Black. Truchon c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 3792 (CanLII), paragr. 466.

[20]            Voir aussi AMAD, Témoignages, 26 mai 2022 (Georgia Vrakas, psychologue et professeure).

[21]            Voir aussi Sinyor.

[22]            Maher; AMAD, Témoignages, 25 mai 2022 (Dre Valorie Masuda); AMAD, Témoignages, 28 avril 2022 (Dr Sandy Buchman, président et directeur médical, Freeman Centre for the Advancement of Palliative Care, North York General Hospital, et président directeur, Association médicale canadienne).

[23]            Krauser; Maher; Vrakas; AMAD, Témoignages, 25 avril 2022 (Dr Félix Pageau, gériatre, éthicien et chercheur, Université Laval).

[24]            Voir aussi AMAD, Témoignages, 28 avril 2022 (DHarvey Max Chochinov, professeur distingué en psychiatrie, Université du Manitoba).

[25]            Voir, par exemple, Gupta; Hoffman.

[27]            Sinyor; Vrakas; AMAD, Témoignages, 25 mai 2022 (Sean Krausert, directeur général, Association canadienne pour la prévention du suicide).

[28]            Voir aussi Hoffman.

[29]            Par exemple, M. Krausert, Dr Maher, Dre Masuda et Mme Vrakas s’opposaient à l’AMM dans ces cas, tandis que Dre Wiebe, Dr Smith et Dr Georges L’Espérance (AMAD, Témoignages, 5 mai 2022, président et neurochirurgien, Association québécoise pour le droit à mourir dans la dignité) appuyaient la proposition.

[30]            Voir aussi Wiebe.

[31]            Voir aussi Freeland; Gupta; Smith.

[32]            Recommandation 16 du rapport du Groupe d’experts.

[33]            Voir aussi AMAD, Témoignages, 25 avril 2022 (Diane Reva Gwartz, infirmière praticienne, Soins de santé primaire).

[34]            Hoffman; Wiebe; AMAD, Témoignages, 25 avril 2022 (Dre Stefanie Green, prestataire d’AMM, conseillère du ministère provincial de la Santé de la Colombie-Britannique, et présidente de l’ACEPA).